Avril est vert – XIX
Lorsqu’à l’auberge d’Hospental Anton parle de son métier, du Gothard et de la route du col, on s’y croirait.
« Ceux qui naissent dans ce canton – quelle que soit la couleur de leur passeport – appartiennent soit à la race de ceux qui restent, soit à la race de ceux qui partent. Andreas croyait qu’il appartenait, comme moi, à ceux qui sont programmés pour rester, mais Maria a dû lui révéler le contraire, ou alors provoquer une mutation génétique, elle avait de beaux gènes, Maria. »
Les propos d’Anton sont régulièrement ponctués de silences, ces silences profonds qu’on vient chercher à la montagne, ces silences habités ; c’est un sensible Anton.
« Je suis de ceux qui restent, coûte que coûte, elle n’est pas née la Maria qui m’emmènera loin d’ci. » [Tous ne s’accordent pas sur l’interprétation à donner à cette affirmation qu’Anton répète régulièrement.]
« Mais je ne suis pas ennemi du sud, au contraire. Lorsque l’hospice ferme et que tous les saisonniers du col regagnent le nord ou le sud – chacun son versant –, je suis le dernier à partir ; je prends toujours la route du sud, la route de mes grandes vacances, plusieurs semaines sur les voies qui mènent à des montagnes que j’aime, en Italie, dans les Balkans, en France, et dans la péninsule ibérique. L’hiver andalou est un régal aux pieds de la Sierra Nevada. »
« Quand je voyage et qu’on me demande d’où je viens, d’abord je dis d’Uri. Personne ne sait où c’est, alors je dis du Gothard, et les visages s’éclairent. On sait où c’est, me disent les gens et ils se mettent à me raconter des choses sur ce massif qui m’a vu naître. »
Uri, nulle part, un simple touriste. Gothard, centre du Monde, Anton.
Pendant les silences d’Anton, il arrive que Gaspard note quelques mots dans son carnet.
« Ceux qui sont nés ici, et qui y restent, aiment monter et descendre, l’ombre et la lumière, le chaud et le froid, la solitude et la compagnie, leurs semblables et les gens de passages. Peut-être que notre sens de l’accueil vient de notre conscience que tout le monde connaît le Gothard. »
« Mais des fois – il faut bien le dire – ce sens de l’accueil on le cache bien, comme des tunnels sous un massif. On est quand même assez rugueux par ici, et au fond de nous il y a cette peur des Maria et des Mario, ces gens du sud qui peuvent nous emmener au pays des sirènes, ce pays sans retour. »
« D’une certaine manière, vivre à la montagne c’est répéter les mêmes gestes inlassablement, saison après saison. A peine on a fini, qu’il faut recommencer ; monter, redescendre, monter, démonter. Mais le montagnard aime ces répétitions qui se font souvent à un rythme qui favorise le silence, la contemplation. »
« Prenons l’exemple des glissières. Chaque année il faut monter et démonter plusieurs kilomètres de glissières – environ sept sur le versant uranais du col. Lorsque la route est ouverte, elles sont une sécurité, comme nous le savons tous, mais l’hiver, et ça on le sait moins, elles seraient un danger ; en cas d’avalanches – et Dieu sait s’il y en a, Saint Gothard en est témoin –, les glissières tenteraient vainement de retenir la neige, leurs points d’ancrage dans la chaussée cèderaient emmenant avec eux des pans entiers de route. Au printemps on monte les glissières, on les fixes sur leurs points d’ancrage et en automne on les démonte, pour leur éviter de perdre les bras de fer avec les avalanches ; lorsqu’elles gagnent, les avalanches exigent un lourd tribut et emmènent les routes au loin. »
Gaspard et Anton se comprennent assez bien.
« Ainsi on monte et on descend, on monte et on démonte, mais bien plus lentement qu’avec des bêtes, à notre rythme à nous ; jamais moins de trois semaines – donc six en tout – et des fois plus, suivant la météo. »
Suivant la météo, on suit plus ou moins bien la glissière, se dit Gaspard en écoutant un silence d’Anton.
« Et pendant cette montée, on scrute le printemps, les moindres signes qui percent l’hiver, une plante, une trace d’animal, la glace qui fond et dessine dans la neige. On a le temps et il y peu de danger, la route est fermée – nous on est là pour l’ouvrir – et il n’y a pas de voitures, à part nos véhicules oranges, oranges comme nos habits et comme le soleil quand il monte ou qu’il descend. »
« L’automne, quand on démonte, ce sont les signes de l’hiver que l’on guette. On a moins de temps, le blanc peut surgir à tout moment – brouillard, neige, grésil ou gel –, alors il faut faire attention, et il y a les voitures, car la route n’est pas encore fermée, mais elles sont peu nombreuses les voitures, et leurs occupants souvent bienveillants ; comme nous il disent au-revoir au col et en passant ils nous saluent, parfois nous parlent, nous remercient et nous disent bis bald ! »
Lorsqu’à l’auberge d’Hospental Anton parle de son métier, du Gothard et de la route du col, on s’y croirait. Pourtant Gaspard demande à Anton si lui et ses gars pourraient l’emmener sur la route encore fermée, pour mieux y croire. « Selbstverständlich, Gaspard ! »
Et les verres se mettent à tinter, et dans ces verres qui tintent on voit des teintes dorées, des jaunes qui ont d’abord teinté les coteaux fréquentés par Odile et Heinrika. Ces verres qui tintent sont ronds et ressemblent au Ballon d’Alsace quand il prend un bain de soleil.