Plus que 365 jours… (97/365)

Avril est vert – XXII

Raconter par le menu cette soirée qui ne faisait que commencer à la fin de l’épisode précédent serait très long, trop long et sans doute indigeste pour le lecteur, car le lecteur sait bien – et la lectrice aussi – ce que signifie raconter par le menu, cela signifie raconter avec beaucoup de détails, sans rien oublier, en respectant scrupuleusement la chronologie, etc., etc.
Et si le lecteur – et la lectrice aussi – regrette que cette soirée ne soit pas racontée par le menu, qu’il soit permis à l’auteur, ou au narrateur, de lui poser la question suivante, au lecteur – et la lectrice aussi – : pensez-vous vraiment que vous comprendriez mieux le récit si vous saviez qui a trop bu, qui a trop mangé, qui a trop parlé, qui n’a pas assez écouté, quels pieds cherchaient quels pieds sous la table, qui a furtivement touché la main de qui dans le jardin, etc., etc. ?
Et si, cher lecteur – et chère lectrice aussi – vous avez envie de répondre oui, pensez à moi l’auteur ou à lui le narrateur – à moins que ce soit l’inverse –, ou alors pensez aux deux et demandez-vous pourquoi nous cèderions à la vile tentation de dénoncer nos personnages. Et écrivez-nous, ça nous intéresse.
Et pour éviter qu’un esprit chagrin ne dise que la pirouette est un peu facile, voici, cher lecteur – et chère lectrice aussi –, du croustillant, des choses à vous mettre sous la dent. Et ce sera tout pour cette soirée.

Mezzes servis à la librairie, avec du pain libanais :
dolmas, houmos, caviar d’aubergine, rekakats, olives à l’ail et au citron.

Menu servi chez Mathilde, au jardin (il faisait beau) :
Spaghettis frais à la seiche (encre et morceaux de seiche parfaitement cuits)
Saucisses piquantes sardes grillées au feu de bois et cima di rapa
Plateau de fromage (un par région d’Italie) et pain de campagne
Mousse glacée al limoncello e panettone
Espressi, grappa e basta.

E questo è tutto per questa sera.


Plus que 365 jours… (96/365)

Avril est vert – XXI

– Comme convenu – poursuit Paola dans la librairie dans laquelle sont réunis dix-sept humains pour fonder une association –, la semaine suivant le couple de propriétaire nous fit part des ses réflexions ; nous étions trois à les écouter, Marguerite, Mathilde et moi.

« Voilà, dirent-ils, vos idées pour transformer ce lieu et le faire durer nous plaisent, mais nous avons refait nos calculs et bien réfléchi, sans l’argent de la vente de cet immeuble, nous ne pourrons pas rénover la maison de notre aïeul et nous n’avons nulle part pour habiter dans ce Piémont qui est cher à nos coeurs. Paola, vous nous avez dit de quelle somme vous disposiez suite au décès de votre mari, cette somme est légèrement inférieure au prix que nous attendions mais supérieure à la valeur fiscale de l’immeuble et permet encore largement de payer les frais de notaire. Nous vous proposons donc de nous acheter l’immeuble à sa valeur fiscale mais ajoutons une condition, vous devez vous engager à garder tous les locataires. »

– J’ai tout de suite accepté, conclut Paola. Je vous passe les détails et, comme je vous le disais tout à l’heure, j’étais avant-hier chez le notaire, vous êtes donc ici chez moi, ou plutôt chez nous, vive l’association Vivre Ici ! Longue vie à elle et longue vie à nous !

On crie hourrah, le verres se remplissent, les verres teintent, se vident, se reremplissent et se revident, on se croirait presque chez les Danaïdes, sauf qu’on rit bien. Au milieu de cette joie, Mathilde enchaîne avec la partie officielle, on est tout de même là pour fonder une association, ou bien, dit-elle avec entrain.

– Chacune et chacun a relu les statuts amendés, on est tous d’accord, mais permettez-moi de lire le début, le descriptif et les objectifs de notre association, afin de confirmer notre volonté de travailler ensemble. Cela permettra aussi à Pierre de saisir l’esprit de nos projets et peut-être d’y adhérer.

Sous le nom Vivre Ici est créée une association sans but lucratif au sens des articles 60 et suivants du Code Civil suisse qui s’applique sauf disposition contraire des présents statuts.
La participation à ses activités est ouverte à toute personne qui s’accorde aux buts de Vivre Ici.
L’association n’est liée à aucun parti politique, ni ne souscrit à aucune appartenance religieuse.
Vivre Ici privilégie une attitude de solidarité tant pour la conservation du patrimoine qu’envers les nouveaux projets d’aménagement pour la population.
Le siège social de Vivre Ici est situé au domicile de l’un-e des deux co-président-e-s.
La durée de l’association est indéterminée.

Vivre Ici travaille en collaboration avec toutes les associations d’habitants de la région qui ont les mêmes préoccupations qu’elle, à l’échelle d’un quartier, d’une commune ou d’un espace à cheval sur plusieurs communes.
Ses objectifs sont :

  • Promouvoir et défendre la qualité de vie des habitants.
  • Créer du lien social à travers diverses activités communautaires.
  • Favoriser la création de Systèmes d’Echanges Locaux (SEL).
  • Favoriser le débat et l’échange entre les habitants, ainsi qu’entre les habitants et les autorités.
  • Promouvoir la ville pour tous, notamment en veillant à ce que des logements de tous types soient disponibles.
  • Lutter pour le maintien et le développement de la nature en ville, pour la conservation des jardins familiaux et des espaces publics et leur développement, en favorisant la transition écologique.
  • Lutter pour la préservation et la mise en valeur du patrimoine bâti.
  • Créer des lieux de rencontre, d’échange et de partage.

Mathilde regarde l’assemblée, tout le monde approuve, l’atmosphère est grave et joyeuse à la fois.
– Il nous reste encore à signer les statuts et à élire le comité. Que chacune et chacun d’entre vous qui souhaite être membre fondateur signe les statuts.
Le document circule, tous le signent, y compris Pierre.
– Pour le comité, la proposition discutée est la suivante, poursuit Mathilde : Paola et moi nous proposons comme co-présidentes, Marguerite se propose comme caissière et il nous faut un-e secrétaire.
Pierre se propose. On l’acclame et avec lui le noyau du comité qui vient de se former. Les verres tintent.
– Quant aux autres membres fondateurs, nous proposons qu’ils fassent également partie du comité, il y a du pain sur la planche et le temps presse, nous ne serons pas trop de dix-sept pour former des groupes de travail.
Acclamation générale, les verres tintent à nouveau, etc.

On lève la séance, mais la soirée ne fait que commencer.

Plus que 365 jours… (95/365)

Avril est vert – XX

– Quelle que soit la porte par laquelle ils sont entrés en Suisse – le Grand Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard ou une autre –, quelles que soient les raisons pour lesquelles ils ont poussé cette porte – sans oublier que souvent on est venu les recruter –, la plupart des Italiens d’ici, et leurs descendants, sont comme liés par un pacte tacite que l’on pourrait appeler solidarité, entraide ou tout autre nom qui signifierait que l’on n’oublie ni qui l’on est ni d’où l’on vient. J’ai pu m’en rendre compte il y a peu de temps encore, poursuit Paola dans la librairie de l’immeuble dont elle vient de devenir propriétaire – celles et ceux à qui elle s’adresse se sont réunis dans ce lieu pour fonder une association baptisée Vivre ici. J’ai connu Mathilde et Marguerite il y a quelques semaines, puis tout s’est précipité, grâce à ce pacte.

Un jour, je passe à l’improviste à la librairie ; Marguerite est en conversation avec un couple au léger accent de chez moi, mais plus au nord – quand je dis chez moi, c’est l’Italie, comme disent tous ceux qui se sentent liés par ce pacte. Je ne les interromps pas mais tends l’oreille tout en feuilletant des livres. J’entends Marguerite parler de ses difficultés avec son commerce tandis que le couple évoque son envie de vendre leur immeuble, cet immeuble dans lequel se trouve la librairie et qui a été bâti par leurs ancêtres, la fille d’un tailleur de pierres piémontais et le fils d’un typographe anarchiste venu de Milan. Le couple, dans la soixantaine, songe à regagner l’Italie pour rénover la maison quittée par un de leurs ancêtres et y vivre leur retraite entourés des montagnes du Piémont.

Au moment où j’entends le mot vente, je me retourne et croise le regard de Marguerite. Je m’approche, elle me présente au couple, la discussion prend une autre orientation. Les propriétaires comprennent que Marguerite n’est plus seule face aux difficultés, qu’elle peut compter maintenant sur le soutien de deux autres femmes – Mathilde et moi – et que les projets pour faire durer ce lieu – la librairie – tout en le transformant sont intéressants et correspondent à des valeurs qu’ils partagent. Les propriétaires demandent un peu de temps pour réfléchir et nous fixent un rendez-vous la semaine suivante.

Plus que 365 jours… (94/365)

Avril est vert – XIX

Lorsqu’à l’auberge d’Hospental Anton parle de son métier, du Gothard et de la route du col, on s’y croirait.

« Ceux qui naissent dans ce canton – quelle que soit la couleur de leur passeport – appartiennent soit à la race de ceux qui restent, soit à la race de ceux qui partent. Andreas croyait qu’il appartenait, comme moi, à ceux qui sont programmés pour rester, mais Maria a dû lui révéler le contraire, ou alors provoquer une mutation génétique, elle avait de beaux gènes, Maria. »

Les propos d’Anton sont régulièrement ponctués de silences, ces silences profonds qu’on vient chercher à la montagne, ces silences habités ; c’est un sensible Anton.

« Je suis de ceux qui restent, coûte que coûte, elle n’est pas née la Maria qui m’emmènera loin d’ci. » [Tous ne s’accordent pas sur l’interprétation à donner à cette affirmation qu’Anton répète régulièrement.]

« Mais je ne suis pas ennemi du sud, au contraire. Lorsque l’hospice ferme et que tous les saisonniers du col regagnent le nord ou le sud – chacun son versant –, je suis le dernier à partir ; je prends toujours la route du sud, la route de mes grandes vacances, plusieurs semaines sur les voies qui mènent à des montagnes que j’aime, en Italie, dans les Balkans, en France, et dans la péninsule ibérique. L’hiver andalou est un régal aux pieds de la Sierra Nevada. »

« Quand je voyage et qu’on me demande d’où je viens, d’abord je dis d’Uri. Personne ne sait où c’est, alors je dis du Gothard, et les visages s’éclairent. On sait où c’est, me disent les gens et ils se mettent à me raconter des choses sur ce massif qui m’a vu naître. »

Uri, nulle part, un simple touriste. Gothard, centre du Monde, Anton.

Pendant les silences d’Anton, il arrive que Gaspard note quelques mots dans son carnet.

« Ceux qui sont nés ici, et qui y restent, aiment monter et descendre, l’ombre et la lumière, le chaud et le froid, la solitude et la compagnie, leurs semblables et les gens de passages. Peut-être que notre sens de l’accueil vient de notre conscience que tout le monde connaît le Gothard. »

« Mais des fois – il faut bien le dire – ce sens de l’accueil on le cache bien, comme des tunnels sous un massif. On est quand même assez rugueux par ici, et au fond de nous il y a cette peur des Maria et des Mario, ces gens du sud qui peuvent nous emmener au pays des sirènes, ce pays sans retour. »

« D’une certaine manière, vivre à la montagne c’est répéter les mêmes gestes inlassablement, saison après saison. A peine on a fini, qu’il faut recommencer ; monter, redescendre, monter, démonter. Mais le montagnard aime ces répétitions qui se font souvent à un rythme qui favorise le silence, la contemplation. »

« Prenons l’exemple des glissières. Chaque année il faut monter et démonter plusieurs kilomètres de glissières – environ sept sur le versant uranais du col. Lorsque la route est ouverte, elles sont une sécurité, comme nous le savons tous, mais l’hiver, et ça on le sait moins, elles seraient un danger ; en cas d’avalanches – et Dieu sait s’il y en a, Saint Gothard en est témoin –, les glissières tenteraient vainement de retenir la neige, leurs points d’ancrage dans la chaussée cèderaient emmenant avec eux des pans entiers de route. Au printemps on monte les glissières, on les fixes sur leurs points d’ancrage et en automne on les démonte, pour leur éviter de perdre les bras de fer avec les avalanches ; lorsqu’elles gagnent, les avalanches exigent un lourd tribut et emmènent les routes au loin. »

Gaspard et Anton se comprennent assez bien.

« Ainsi on monte et on descend, on monte et on démonte, mais bien plus lentement qu’avec des bêtes, à notre rythme à nous ; jamais moins de trois semaines – donc six en tout – et des fois plus, suivant la météo. »

Suivant la météo, on suit plus ou moins bien la glissière, se dit Gaspard en écoutant un silence d’Anton.

« Et pendant cette montée, on scrute le printemps, les moindres signes qui percent l’hiver, une plante, une trace d’animal, la glace qui fond et dessine dans la neige. On a le temps et il y peu de danger, la route est fermée – nous on est là pour l’ouvrir – et il n’y a pas de voitures, à part nos véhicules oranges, oranges comme nos habits et comme le soleil quand il monte ou qu’il descend. »

« L’automne, quand on démonte, ce sont les signes de l’hiver que l’on guette. On a moins de temps, le blanc peut surgir à tout moment – brouillard, neige, grésil ou gel –, alors il faut faire attention, et il y a les voitures, car la route n’est pas encore fermée, mais elles sont peu nombreuses les voitures, et leurs occupants souvent bienveillants ; comme nous il disent au-revoir au col et en passant ils nous saluent, parfois nous parlent, nous remercient et nous disent bis bald ! »

Lorsqu’à l’auberge d’Hospental Anton parle de son métier, du Gothard et de la route du col, on s’y croirait. Pourtant Gaspard demande à Anton si lui et ses gars pourraient l’emmener sur la route encore fermée, pour mieux y croire. « Selbstverständlich, Gaspard ! »

Et les verres se mettent à tinter, et dans ces verres qui tintent on voit des teintes dorées, des jaunes qui ont d’abord teinté les coteaux fréquentés par Odile et Heinrika. Ces verres qui tintent sont ronds et ressemblent au Ballon d’Alsace quand il prend un bain de soleil.

Plus que 365 jours… (93/365)

Avril est vert – XVIII

Mais Anton n’est pas une raison suffisante pour que quantité de vin se boive à l’auberge d’Hospental ; certes ses hommes – les gars de la voiries, les gars de la route du col, les gars du Gothard – le respectent, lui font confiance et le suivent, lui qui est le premier à montrer l’exemple ; agir beaucoup, parler peu. Mais pendant les pauses et le temps qui suit le travail, chacun est libre de ses mouvements et pourtant tous l’accompagnent à l’auberge et avec plaisir, lui qui n’est pas très bavard. Alors quoi, est-il généreux, offre-t-il des tournées ? Parfois, mais si ses gars viennent ici avec tant de plaisir, dans cette auberge où d’autres gars bossent comme des baudets à cause d’un gars qui a filé avec une Calabraise, c’est pour une autre raison. Le vin.

Le vin que l’on boit ici est tout simplement le meilleur que l’on peut boire dans toute la région. Heinrika a des cousins dans le Pays de Vaud et en Valais, les cousins ont des amis, tous sont vignerons et aucun ne s’est trompé de métier. Plusieurs fois par année, elle passe la Furka à vide – avec son fourgon et la remorque – et file d’une traite jusqu’à Cully, chez son cousin Jean. Elle y passe un jour entier, fait la fête, charge les premiers cartons puis revient par étapes à Hospental ; une fois, ça a duré dix jours, mais il faudrait vérifier. Il y en a qui font tous les bistrots avant de rentrer, elle est plutôt de celles qui font toutes les caves. Lorsque le fourgon et la remorque sont pleins, elle se résigne à rentrer. Elle s’offre ainsi quelques jours de vacances plusieurs fois par année, mais l’auberge continue à tourner sans elle car en son absence Odile, la cuisinière, sait très bien faire bosser les gars comme des baudets.

Odile est Alsacienne et ne crache pas dans son verre. Après le départ d’Andreas – le gars qui rêvait d’être marin mais qui est devenu aubergiste à Hospental avant de filer vers le sud avec une Calabraise prénommée Maria –, on ferma l’auberge quelque temps. Anton se mit à recruter des gars qui découvriraient bientôt qu’on les ferait bosser comme des baudets et Odile emmena Heinrika dans son Alsace natale pour la retaper – et elle avec – à coups de choucroutes royales, de baeckeoffe, de flammekueche, de jambonneaux, de Riesling, de Gewürztraminer et de bières brassées par des gars qui ne crachent pas dans leur bock. Elles revinrent plus lourdes, car le fourgon était plein. Depuis elles y retournent une fois l’an, officiellement pour les marchés de Noël, mais ce qu’elles ramènent dans leurs bagages – et dans le fourgon auquel elles n’oublient jamais de crocher la remorque – ne ressemble pas aux babioles made in China que l’on vend sur les marchés artisanaux.

On comprend donc qu’ici, dans cette auberge d’Hospental, on boit les meilleurs crus vaudois, valaisans et alsaciens. Voilà pourquoi les gars de la voirie suivent Anton chez sa cousine qui a perdu son gars à cause d’une Calabraise. Et il paraît que des fois, chez Heinrika, quand les gars qui bossent comme des baudets ont bien bossé, ils ont le droit de boire des verres et alors là, les gars d’Anton ils disent que les langues se délient, pas les leurs, mais celles des gars qui bossent comme des baudets, et ces gars-là, vous savez ce qu’il disent ? Eh bien ils disent qu’il n’y a pas qu’Heinrika qui pleure son Andreas, il y a aussi Odile, car elle en pinçait pour lui l’Odile et lui réciproquement, qu’ils disent, quand on les laisse boire des verres, les gars qu’on fait bosser comme des baudets. Alors Odile se venge aussi en les faisant bosser comme des baudets, les gars, et même plus durement qu’Heinrika, qu’ils disent les gars, quand leurs langues se délient, parce qu’on les laisse boire des verres, parce qu’ils ont bien bossé. En tout cas c’est ce qu’ils disent les gars, mais il faudrait vérifier et voir à ne pas trop les laisser boire des verres, même s’ils ont bien bossé, les gars, car quand leurs langues se délient, ils disent de drôles de choses, les gars.

Gaspard ne crache pas dans son verre mais sait garder la distance nécessaire avec les gars de la voirie et avec ceux qu’on fait bosser comme des baudets. Il préfère parler avec Anton qui devient presque prolixe quand on l’oriente sur son métier, la route du col et le Gothard.

Plus que 365 jours… (92/365)

Avril est vert – XVII

S’il faut descendre à la cave, c’est que l’on boit du vin à l’auberge d’Hospental, même quand la route du col est encore fermée. Du côté uranais, ceux qui s’activent dès le début du printemps pour que la route soit ouverte avant l’été – au plus tard le 1er juin – passent régulièrement ici, boire du vin, mais aussi manger. Pourquoi ici ? Pour de nombreuses raisons.

Anton, le chef des opérations, est un cousin d’Heinrika. Enfants déjà ils étaient proches et le départ d’Andreas – le mari d’Heinrika – les a encore rapprochés. Alors que sa belle-famille l’accablait de reproches – qu’avait-elle fait pour le retenir ce mari qui rêvait d’être marin et qui avait levé l’ancre avec une Calabraise ? –, lui, le cousin aimé, l’avait soutenue de toutes ses forces, moralement et concrètement, sans faille et sans relâche. Il avait bien compris que la famille d’Andreas cherchait à la briser pour récupérer l’auberge et il savait qu’Heinrika ne s’en remettrait pas. Alors il aida la cousine qu’il aimait, sans arrière-pensée. Il trouva du personnel pour la saison suivante – ces gars qu’Heinrika faisait bosser comme des baudets – et n’écouta pas les rumeurs insinuant que lui, le voyer célibataire, ce gars bien bâti, n’avait aucune peine à trouver des gars pour sa cousine. Tout cela était maintenant loin derrière eux, mais l’auberge était devenue pour lui la seconde maison, celle où l’on se sent fraternellement accueilli, avait-il dit à Gaspard, qui avait très bien compris, lui qui s’était entendu dire le premier jour, sur les dalles chaudes de la terrasse, « Selbstverständlich, mein Herr ! »

Plus que 365 jours… (91/365)

Avril est vert – XVI

Gaspard descend volontiers à la cave lorsqu’il s’agit d’aller chercher de quoi réassortir l’armoire à vin qui se trouve dans la salle à manger de l’auberge. Dans la vaste cave, on lui a montré où se trouvaient les caisses dans lesquelles il devait puiser.

Au hasard d’une de ces descentes et d’un rayon de lumière qui entre par un saut-de-loup, il découvre une vieille lampe électrique en laiton sur une petite table en sapin, comme oubliée dans un recoin. Lorsqu’il retire la chaise qui est glissée sous la table, il voit un tiroir et l’ouvre. Il fait tourner l’interrupteur de la lampe posée sur la table, elle s’allume – elle est branchée à une prise électrique placée sous un interrupteur mural, à côté d’une porte qu’il n’avait pas vue. Dans le tiroir un carnet bleu – genre carnet d’épicier –, couvert d’empreintes de doigts, noires. Dans le carnet des dates et des décomptes qui ont été inscrits à l’aide d’un crayon bicolore – rouge d’un côté, bleu de l’autre. Gaspard ouvre la porte qui est juste à côté de la table, la chaufferie. Il allume le plafonnier à l’aide de l’interrupteur qui est à l’extérieur de la chaufferie, au-dessus de la prise à laquelle est branchée la lampe en laiton posée sur la table. Le local est grand, bien plus grand que l’espace nécessaire pour une chaufferie moderne. Dans un angle, il aperçoit une fenêtre placée pratiquement à la hauteur du plafond. Les murs qui forment l’angle sont noircis du sol au plafond et on voit du noir sur la fenêtre. Le carnet, les empreintes, les murs et la fenêtre, ce local a d’abord été la réserve de charbon. Il éteint le plafonnier, referme la porte, remet le carnet dans le tiroir, le referme, repousse la chaise sous la table, éteint la lampe de laiton et remonte avec le vin qu’il était venu chercher.

Ce recoin de l’auberge d’Hospental devient un des ces lieux de travail, il y vient chaque fois qu’il a besoin d’être absolument seul et de rester très concentré. La première fois qu’il descend écrire à la table en sapin, il ne peut s’empêcher d’aller à la chaufferie, de frotter ses mains contre les murs noircis et de marquer ses empreintes dans son carnet et dans le cahier à la couverture noire et aux pages blanches quadrillées de bleu dans lequel il rédige et met ses idées au propre.

Les marges d’un récit

Pour qu’un récit avance – surtout lorsqu’il prend la forme d’un feuilleton , il faut, hélas ou heureusement, laisser des éléments de côté. Le récit trace sa route et des éléments secondaires demeurent sur les bas-côtés, ces espaces latéraux destinés aux piétons. Ce qui est laissé de côté n’est pas statique, immobile, mais progresse à un autre rythme, celui de la marche, plus lent, plus sensible.
Pour celui qui écrit, qui ressemble à celui qui narre et à celui qui marche – pour Gaspard en somme, pourrait-on dire dans un raccourci ultime, donc faux –, les bas-côtés sont des espaces centraux, il aime les arpenter, les explorer puis essayer d’en rendre compte le mieux possible, trouver les mots pour dire ce qu’il y a vu, trouvé, rencontré, compris : des gens, des activités, des lieux.

Celui qui écrit postule qu’il existe des lecteurs sensibles à ce qui frange les feuilles sur lesquelles file sa plume. Ils trouveront dorénavant un supplément de substance sous le titre Franges des jours, I, II, III, et caetera.

Plus que 365 jours… (90/365)

Avril est vert – XV

Les jours de pluie, Gaspard aime s’installer à la petite table devant la fenêtre de sa chambre d’Hospental. Bien que transparente, la pluie assombrit les rochers et les fait reluire à la fois, il y a comme un accord entre la montagne et le cahier à la couverture noire et aux pages blanches quadrillées de bleu. Les gouttes d’eau qui pianotent sur le toit – la chambre est au sommet de l’auberge, sous le faîte – déterminent les mouvements de la plume qui avance sur le papier ; on peut la voir trotter, foxtrotter, valser mais jamais tanguer car elle n’est pas bourrée, et encore moins auvergnate. L’eau – qu’elle soit bruine, crachin ou cataracte, continue ou intermittente – fait danser l’encre sans jamais s’y mêler. Les jours de pluie, les pages deviennent bleu-noir – l’encre préférée de Gaspard –, la plume avance rondement, cartouche après cartouche, sans jamais couler ; on pourrait presque croire qu’elle compose un roman-fleuve.

Plus que 365 jours… (89/365)

Avril est vert – XIV

Ce que vit Gaspard dans ce lieu plein de recoins est une sorte d’ajustement entre une résidence et une écriture itinérante. Au fil des journées, celui qui met de l’ordre dans son carnet migre d’un coin à l’autre de l’auberge, selon la météo, le nombre de clients, l’humeur, l’envie d’aider ou pas, le besoin d’être seul ou en société. Dans cette vaste maison et ses environs, Gaspard trouve toujours un espace qui lui convient.

Dans le bazar du village, Gaspard a trouvé un cahier épais – quadrillé, non margé, avec une couverture noire comme du goudron et grumeleuse comme une tapisserie qui imite le crépi. Alors que son carnet ordinaire est marqué par le quotidien – le temps passé dans la poche, l’humidité, les taches de gras et de café, on trouve même un peu de résine de sapin du premier bivouac (cf. épisode 8) –, son cahier noir est aussi impeccablement tenu que le « cahier de maison » dans lequel il faisait ses devoirs à la petite école, cahier qu’il devait régulièrement présenter à la maîtresse, cette maîtresse qui lui avait appris, à sa manière et malgré elle, à relativiser la mort – la grande, pas la petite. Presque chaque jour elle leur disait, à lui et à ses camarades, qu’elle mourrait devant eux s’ils continuaient à faire les zouaves. Il comprit vite, lui qui était assez observateur et plutôt bon petit soldat, que la maîtresse survivrait à tous les garnements et que la mort devait avoir d’autres causes, plus mystérieuses, plus graves, ce que ses parents confirmèrent. Plus tard, à la grande école, il apprit l’expression fusil à un coup et se souvint de cette maîtresse qui luttait contre le chahut en dégainant un de ces fusils, qui faisait flop, comme un fusil à bouchon. Plus tard encore, en lisant Cervantes, il se dit que cette maîtresse primaire descendait sans doute de Don Quichotte, mais sans le savoir.

Le coin des jours de soleil était la table du premier jour, contre le mur chaud de la terrasse, et si le jour de soleil coïncidait avec un jour de fermeture, Heinrika et lui travaillaient de conserve, pieds nus, lui feuilletant son carnet et rédigeant des textes dans le cahier noir, elle lisant ou dessinant dans un carnet à peine commencé par son mari, un carnet jaune. Régulièrement ils échangeaient des regards, des sourires, parfois quelques mots. Il leur arrivait aussi d’échanger leur travail, le cahier noir contre le cahier jaune. On essayait alors de comprendre ce que faisait l’autre et les questions se faisaient plus intimes, loin des oreilles d’Odile.