Plus que 365 jours… (65/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XIV

On parle aussi dans une autre cuisine, celle de Mathilde, et aussi dans son jardin, chaque fois que le temps le permet. Fernando poursuit ses visites, pour ainsi dire quotidiennes, mais il n’est plus seul avec la jardinière.

Dans la rue parallèle à celle de Mathilde, quelqu’un passe le plus clair de son temps à sa fenêtre mais y voit de moins en moins clair. Il y a maintenant des hommes et des femmes – le guetteur en a répertorié quinze – qui se rendent régulièrement chez la jardinière, seuls ou en groupes. Le guetteur – qui ressemble plus à un pion qu’à un guetteur – sait de moins en moins quoi faire de ce qu’il voit. Ce qui, les premières semaines, ressemblait à l’histoire classique d’un marcheur intello au long cours – les pions savent faire les cent pas dans les cours mais détestent les intello, tout en aspirant à l’être – que sa femme ferait cocu avec un étranger, semble en fait être autre chose, car de nouvelles personnes viennent en visite. Au début, lorsque le nombre n’excédait pas quatre ou cinq, le pion avait pensé à des parties fines – les pions sont rarement fins –, mais au fur et à mesure que le nombre des visites augmente et que la plupart apporte quelque chose, qui un livre, qui de la nourriture dans un plat en terre, qui des accessoires de jardin, le pion se perd en conjectures, on le voit moins à la fenêtre – le pion pensait être discret, mais tout le monde voyait clair dans son jeu, au pion, dans tout le quartier, et même au-delà, on voyait son manège et on se riait de lui, à son nez et à la barbe qu’il n’avait pas (les pions sont en général glabres et lisses). Dans la maison de Mathilde, et dans son jardin, on se dit que le pion a déclaré forfait, qu’il renonce à comprendre ce qui se trame lentement sous ses yeux, et ça fait du bien à tout le monde, dans le quartier, et même au-delà, de penser qu’on a neutralisé un pion, qu’on l’a bouffé.

Mais qui sont ces gens, de plusieurs couleurs, qui se hâtent à petits ou à grands pas vers le jardin de Mathilde, qui parlent et mangent, lisent, chantent, rient, prennent des mesures, plantent des piquets, tendent des ficelles ? Que préparent-ils, un éden, carnaval ?

Plus que 365 jours… (64/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XIII

Fin du premier jour de Fassnacht, début de soirée dans une cuisine déjà croisée, celle de deux fifres qui donne sur une placette pavée qui ouvre sur le levant. A la table, deux musiciens et un marcheur – qui a récupéré son sac à la consigne de la gare, on l’a invité à rester depuis qu’on a découvert, le matin même, qu’on est réunis par d’étranges liens ; on se dit qu’on a des choses à se dire, à partager, à comprendre. Tout est parti des livres, ce qui n’étonne personne, pas même, probablement, le lecteur de ce récit. Ces livres que celui qui a peu dormi a feuilleté dans cette pièce qui semble faire office de salon, de bureau, de bibliothèque, de cabinet d’estampes et maintenant de chambre d’ami, ces livres sortis des rayonnages dont celui qui est venu par les crêtes jurassiennes a lu des passages et longuement regardé des images, reproductions de tableaux, de dessins, de photographies, ces livres qui ont occupé, ce matin, toute la conversation que l’on a eue durant le petit -déjeuner du Morgenstreich.

A la table de ce petit déjeuner, une fois sorti des ces livres, il leur explique son étonnement. Dans le chalet où il vient de passer deux mois, il a vu un certain nombres de livres identiques à ceux de la pièce dans laquelle il vient de passer quelques heures, de l’art, de la littérature, du cinéma, de la musique mais chaque fois avec un point commun, un terrible point commun. Ces deux lieux lui font l’impression d’une plongée dans l’histoire du vingtième siècle, l’histoire la plus sombre. Dans Chroniques, il a lu que Fritz, le douanier ange-gardien qui avait pris sous son aile Judith, Günter et la petite Maryam avait aussi été convoyeur de livres, pas le seul, mais le principal au début ; il apportait des livres de peinture, de littérature, de musique et de cinéma, des livres frappés d’interdiction parce que leurs auteurs, ou les artistes dont ils parlaient, étaient vus, eux et l’art qui sortait d’eux, comme des dégénérés. Ces livres que Fritz convoyaient nourrissaient Judith et Günter, et bien d’autres par la suite, ces livres transitaient par Bâle d’où Fritz était originaire. Alors, lorsqu’il est assis à la table du petit-déjeuner de Morgenstreich, le marcheur demande aux fifres :
– Avez-vous entendu parler d’un certain Fritz, douanier originaire de Bâle, en poste sur les crêtes jurassiennes dès le début des années trente ?
– Oui, répondit la femme, c’était le cousin de mon grand-père, tous deux étaient liés à l’art dégénéré.

Maintenant c’est le souper, et la discussion continue, comme le carnaval.

Plus que 365 jours… (63/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XII

Un des ses plaisirs, lorsqu’il est à Bâle ou ailleurs, au carnaval ou pas, seul ou accompagné, c’est d’écrire dans les bistrots, au milieu des humains, au milieu des vivants.

Ce jour-là – on est le premier jour de carnaval, l’après-midi, il a décidé de ne pas suivre les deux fifres mais de les retrouver plus tard, chez eux – il ouvre son carnet en commandant une bière, le feuillette, tombe sur meurette et se dit qu’il est grand temps de faire quelque chose de ces mots glanés sur l’échine jurassienne, ces mots qui reposent depuis un dizaine de jours sur les pages quadrillées comme les pavés reposent sur les rues, donc sur les plages ; oui, faire quelque chose de meurette et de ses soeurettes, mais aussi des mots masculins, ail, fromage, et d’immense – un mot transgenre ? on s’en fout, c’est carnaval, mettons des talons hauts à ce carnaval, ce carnaval trop sérieux qui marche au pas et au tambour, ce carnaval qui pète plus haut que son ut, il est grand temps que ce carnaval se prenne les pieds dans les pavés et chavire, faisons tomber carnaval, roulons-nous avec lui, ou avec elle, ou les deux, sur la plage, et pour l’enfer, on verra plus tard !

Il commence par chercher un titre dans le réservoir des mots des pages quadrillées – il a appris cela à l’école – mais il sèche. Il commande une autre bière. Il sèche toujours. Une troisième bière, mais avec quelque chose à manger, il a peur d’être rond ; il choisit une spécialité locale, mais pas vegan, un saucisse d’ici qu’on appelle boule de Bâle, il n’a pas peur d’être rond, il sait qu’on peut être rond sans être rond – ça, il n’est pas sûr de l’avoir appris à l’école. Il trouve enfin un titre (de travail) sur les pages du carnet quadrillé : Quel né ? Et il se met à composer.

En passant à pieds pas joints sur un alpage, j’avise un vieux pécore avec la goutte au nez qui sentait le fromage comme certains pieds quand ils ont trop macéré, sauf que lui c’était du fromage au lait cru et bio, donc sans Pasteur, ce lait que les beaux-bios raffolent d’acheter sur les marchés pour mettre dans leur thé trop épicé (tchaï) ou dans leur café mal torréfié – alors qu’ils feraient mieux de mettre de l’eau dans leur vin –, ce bon lait cru que des vaches au poil dru ont pondu – c’est ce qu’ils croient les beaux-bio qui feraient mieux de mettre de l’eau dans leur vin – sur des alpages pentus entourés de murs de pierres sèches – les beaux-bios savent dire murgers – comme une archiduchesse se nourrissant exclusivement de fruits secs et de biscuits itou, secs mais beaux, beau un cor marron mais sans ps qui chante au sommet.

Je surpris ce pécore en plein coup d’mou, non pas qu’il eût reçu un coup de genou de sa piétaille un jour de semailles, c’étaient plutôt ses pieds qui étaient blessés : des cors qu’il frottait à l’ail, des engelures qu’il soignait à coups d’insolations, des cloques qu’il purgeait de leur eau au fil, sans faire aïe, aïe. aïe, des foulures qu’il refoulait du goulot selon la technique d’un vieux fou qui créchait à Lurs avec une valetaille à sonnailles.

Son alpage à lui, le vieux pécore blessé des pieds, était aussi entouré d’une immense barrière de mousses forestières l’écume des jours , et aussi d’essences de lichens très rares, de ceux qu’on trouve qu’en Gruyère, sous les fougères, sans rien faire, y a qu’à s’baisser comme les pointes des sapins quand Lothar les fait danser, ces pointes bien vertes, sur les mamelons, digue don don.

Tandis qu’il se frottait à l’ail, le vieux pécore, sa soeurette, pas jeunette, frottait ma moelle avec ses os ; au m’nu y avaient oeufs en meurette, herbettes, fleurettes, noisettes, giclette et tout c’qui faut ; on s’est grignotés sans chipoter, on a siffloté sans pleurote, c’était plutôt hot, sans litote ni cystite, jusqu’à c’que six Hittites et autant d’Hottentots nous tombent dessus et nous barattent avec leurs battes en silicate, ah les sales cats, j’vous dis qu’ça ma p’tite, on aurait préféré une mastoïdite ou un upercut, sans ut.

J’ai adressé une réclamation à Léonce, la reine des do-, elle a dit oh ! Léonce, elle a dit ah !, elle a dit wiz ! avant de m’envoyer, d’un coup d’balai, chez Jean qu’a un chalet là-haut sur la montagne, pas en Valais, pour prendre une raclette, mais sans fromton, et i’ m’a pas raté ce con : mon nez, quel nez ! i’ ressemblait à un bourgeon terreux que la neige et les rochers – qui se seraient unis – auraient arraché ; en me voyant, ma mère aurait pu dire « Quel né ? »POINT

Il relirait bien le texte, mais six Hittites et autant d’Hottentots se pointent avec des bottes de bière, comme au pays des Usipètes, pas celui des Hittites, ni des Hottentots.

Plus que 365 jours… (62/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XI

Ainsi parlait-on, aux petites heures du matin, dans une cuisine du vieux Bâle qui sentait l’oignon qu’on a fait blondir et la farine qu’on a fait roussir.

Au moment où ceux qui parlent dans cette cuisine se disent qu’il serait temps d’aller dormir un peu, le jour se met à blanchir. Il entre par une large fenêtre qui donne sur la placette orientée est ; on pourrait se sentir en prison derrière cette fenêtre car, comme toutes les fenêtres de ce rez-de-chaussée, elle est grillagée – du fer forgé ; en réalité, on se sent plutôt en vitrine en ce premier jour de carnaval, il y a du mouvement sur la placette et des regards, furtifs, se dirigent vers l’intérieur. Quelques passants envient peut-être ceux qui sont dans cette cuisine aux petites heures de ce premier matin de carnaval, pourtant ils ne sentent pas les odeurs de cette cuisine, la fenêtre est fermée, mais on est en vitrine, pas en prison.

Les fifres proposent à leur hôte le canapé de l’autre pièce du rez-de-chaussée – le rez n’est pas grand, mais confortable –, une pièce qui semble faire office de salon, de bureau, de bibliothèque mais aussi de cabinet d’estampes. On convient de se lever à midi et de déjeuner avant de repartir arpenter la ville, ensemble ou séparément.

A l’heure convenue, les fifres descendus sur la pointe des pieds – l’appartement a au moins deux étages – trouvent leur hôte assis sur le plancher au milieu de livres qu’il a sortis des bibliothèques, il lit profondément, comme s’il dormait ; ils ne l’interrompent pas et vont préparer le déjeuner. C’est sans doute l’odeur du café, associée aux tintements des tasses et des couverts, qui le tirent de sa bulle ; il les rejoint à la cuisine. Les livres et les images occupent tout le repas. Il commence à comprendre qui sont ces musiciens.

Plus que 365 jours… (61/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – X

Entre la soupe et la tarte, avant le lever du jour, on parle. On est dans une cuisine qui donne sur une placette pavée, une cuisine accueillante qui sent l’oignon et la farine grillée. Il dit pourquoi il est seul, ils disent pourquoi ils sont en couple ; ils en sont à peu près à la même étape de vie.

Se disent-ils ces choses si intimes parce qu’ils pensent qu’ils ne se reverront plus – lui s’apprête à remonter le Rhin jusqu’aux montagnes –, ou sont-ils en train, sans le savoir, de nouer le premier fil d’une amitié ? Premier fil ou second fil, puisqu’ils se sont déjà rencontrés ? Lui ne le savait pas mais eux oui, eux qui ont reconnu celui qui les avait suivis un carnaval passé avec elle, celle qui n’est pas là cette année. Lui ne pouvait pas le savoir puis qu’ils n’avaient pas, cette année-là, tombé les masques. Mais maintenant qu’ils l’ont invité à entrer, il le sait qu’ils se sont déjà vus, mais ce n’étaient pas les mêmes masques, pas les mêmes costumes. Second fil noué sur la trame des ruelles ?

Ils lui racontent qu’ils aiment le carnaval depuis toujours, mais pas comme les cliques. Certes ils marchent au pas – comment ne pas marcher en rythme lorsqu’on est musicien ? – mais la comparaison s’arrête là. Chaque année, lorsque les clochers sonnent quatre, ils partent de leur placette et parcourent la ville en choisissant les ruelles ; ils aiment le coude à coude et connaissent tous les passages où il faut marcher à la queue leu leu. Rarement ils sont seuls, souvent on les suit. Ils aiment être des guides nocturnes, parfois avec des amis qui les escortent, d’autres fois avec des inconnus. Ils lui racontent qu’au carnaval où ils l’ont déjà vu – avec elle, celle qui n’est pas là cette année – ils avaient senti le plaisir que ce couple avait à les suivre ; ils lui disent – à lui qui est là sans elle dans leur cuisine qui sent l’oignon et la farine grillée – que c’est rare de sentir un tel plaisir chez des inconnus, que ça les avait frappés, ça se lisait sur vos visages, ces visages que nous n’avons pas beaucoup vus, puisque nous étions devant avec nos fifres, mais à chaque méandre, à chaque demi-tour, nous cherchions à apercevoir les visages qui nous suivaient, et il nous semblait – à nous qui étions sous nos masques – que ces visages, vos visages, étaient éclairés de l’intérieur, comme de belles lanternes. Alors ce soir, quand nous avons reconnu votre lumière, nous avons décidé de tomber les masques et de vous inviter à entrer.

Plus que 365 jours… (60/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – IX

A l’heure où la tour de grès – du grès rouge des Vosges – sonne quatre, il n’est plus sur son banc préféré, il n’est pas dans la foule sous pression entre les murs froids qui limitent les rues et les places de la rive gauche, il n’est pas sur la rive droite, il est sur un pont ; pas le pont le plus proche de la tour rouge – rouge parce qu’en grès des Vosges – mais sur le pont qui est en amont, pont duquel il entend aussi sonner quatre, mais d’une voix plus grave, car la cloche de ce bâtiment qui a deux tours rouges, lui, est plus grosse que celle de la tour unique, la rouge en grès des Vosges. A mi-distance des deux rives, en amont de l’épicentre du carnaval qui va marcher au pas, canalisé par de froids sergents-majors, il entend sonner quatre d’une voix grave et juste après, éclater les fifres et les tambours.

Sur ce pont, il se sait à bonne distance du carnaval qui marche au pas, lui qui aime marcher, mais pas au pas. Alors il parcourt la ville à son rythme, mais sur la rive opposée – les premières heures, le carnaval ne franchit pas le Rhin –, le son lui suffit pour l’instant, le reste il le verra plus tard, ou pas ; a-t-il besoin de revoir ce qu’il a déjà tellement vu ? Lui – elle c’est différent –, ce qu’il aime le plus dans le carnaval c’est la rencontre avec les autres dans des lieux plus intimes, rencontres qui parfois sont muettes. Lorsque les cliques, les plus grandes et les plus anciennes, ont frappé et soufflé tout leur soûl, la rive des premières heures de la fête est plus calme et il peut la rejoindre par le pont en aval du premier, le Mittlere Brücke, ancien segment ô combien stratégique de la voie du Gothard. Il emprunte ensuite une ruelle en légère pente en direction de la cathédrale, en cherchant la rencontre.

Marchant à son rythme, il se souvient avec émotion de ces deux fifres, probablement un couple, qu’ils avaient suivi – elle et lui – lors d’un carnaval précédent ; ils avaient aimé se laisser guider par deux fifres du cru et découvrir grâce à eux des recoins de cette ville plongée dans la nuit, au bord de cette masse d’eau sombre qui s’écoule vers le nord. Face à lui, de vrais fifres le tirent de sa rêverie dans une ruelle si étroite qu’on aurait presqu’envie de lui enlever un « l » à la ruelle ; il s’écarte pour les laisser passer puis leur emboîte le pas. La ballade, avec deux « l », car c’est une ballade, l’emmène vers un secteur inconnu, de longues minutes, de délicieuses minutes avant un point d’orgue tout à fait inattendu. Au bout d’une ruelle, avec deux « l », se trouve une placette, avec deux « t », mais sans majuscule ; les fifres s’ y arrêtent, tombent le masque – c’est un couple – et s’approchent de lui. « Vous êtes seul cette année ? » l’interroge la femme. Sans lui laisser le temps de répondre, l’homme ajoute « entrez un moment », tandis que la femme ouvre une porte.

Il s’était imaginé, comme chaque année, manger la soupe et la tarte salée sur son banc préféré, mais le voici attablé dans une cuisine de la vieille ville, chez deux fifres.

Plus que 365 jours… (59/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VIII

La tour de grès
a sonné quatre
les flux
si longtemps contenus
voudraient gicler
en tous sens
mais les murs
impassibles
tels des sergents-majors
les canalisent froidement
froidement
au pas et au tambour
eins
zwei
le carnaval
qui marche
eins
zwei
qui marche
au pas et au tambour
eins
zwei
au pas et au tambour
le long des murs
eins
froids
zwei
impassibles.

Plus que 365 jours… (58/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VII

Lui non plus n’est pas fatigué, mais il ne s’attarde guère dans les bistrots de Liestal ; flûte bue, saucisse mangée et sac à dos récupéré – il l’avait confié à la patronne d’un café qu’il connaît – il se rend à Bâle, en train. Non pas qu’il soit pressé – ce n’est que dans quelques heures que la ville sera livrée aux fifres et aux tambours qui marchent au pas –, ni qu’il en ait assez de marcher, mais il aime capter les moments où les villes s’endorment, en particulier les veilles de fête, et ce soir les fêtards vont se coucher tôt, et avec eux, la ville.

A son arrivée, la gare principale bourdonne encore, plus d’arrivées que de départs. Des membres des cliques vendent à la criée des insignes du carnaval. Il passe tout droit, descend vers la consigne automatique pour déposer son sac. Être incognito, s’enfoncer dans la nuit. Arrivé dans le secteur du carnaval, il arpente rues et ruelles en se fixant une règle aussi contraignante et rigide que celles fixées aux cliques par le comité du carnaval, ces austères messieurs hostiles à toute réforme – pourtant ce carnaval-là ne vient-il pas de la Réforme, se dit-il, serais-je dans un roman de Kafka ? Sa règle est simple : ne pas quitter le secteur du Morgenstreich, ne jamais faire demi-tour et marcher sans arrêt jusqu’à ce qu’il ne croise plus personne dix rues de suite, la dernière rue devant être celle où se trouve le lieu aimé dans lequel il se reposera un peu avant le grand tintamarre. Ici, le carnaval n’est pas un jeu, il faut le mériter, c’est du sérieux. Mais il a encore le temps, il aime marcher la nuit et il n’est pas fatigué.

Au début, il trouve que la ville ressemble à ce qu’il connaît d’elle – il y vient souvent – un dimanche soir froidement banal, peu de gens dans les rues, mais des gens quand même, quelques fumeurs devant les bars ouverts, des clients qui sortent des restaurants, un cuisinier qui prend le frais dans une arrière-cour avec un marmiton, tout rond, des flics, des gars qui ramènent leur tambour, des chiens au bout de leur laisse, des couples bras dessus bras dessous, des vieux paumés, des sans l’sou, des sous-fifres, quelques mendiants emballés ; mais peu de signes du carnaval qui est sensé couver, sauf dans quelques recoins, sous des bâches, des lanternes qui attendent ceux qui vont les porter, ou les tirer. De loin en loin, on entend aussi des sons flûtés qui montent d’une cave, sans doute le local d’un clique.

La règle est dure, mais c’est la règle. Il n’est toujours pas fatigué, en revanche il regrette de ne pouvoir contempler plus paisiblement la masse sombre de l’eau qui s’écoule vers le nord ; pour profiter d’elle, il doit ruser, fair les cents pas sur l’esplanade derrière la cathédrale, des pas de saucisse ; il va et vient jusqu’à l’écoeurement, jusqu’à plus soif. On le regarde étonné, carnaval aurait-il déjà commencé ? L’heure avance, disent les cloches et les chats, gris et de plus en plus nombreux dans les rues tandis que leurs maîtres dorment, mais pas tous. Vers une heure, une première tentative échoue à deux rues de l’objectif : un homme sort d’un immeuble, la porte claque, de la lucarne une femme crie des syllabes désarticulées, des sons pâteux qui accentuent la démarche titubante du fuyard. Il doit reculer de huit rues pour une nouvelle tentative, mais recroise les flics dans la sixième, alors il s’éloigne de quelques rues, un peu fatigué par ce jeu de gendarmes et de voleurs.

La seconde tentative est la bonne ; il est presque une heure et demie lorsqu’il pousse la porte dérobée – il sait qu’elle n’est jamais verrouillée cette nuit-là – pour entrer dans un long couloir au bout duquel il pousse une autre porte, celle d’une grande salle à peine éclairée par le candélabre de la cour exigüe. Il enlève son manteau, le roule pour en faire un coussin et s’installe sur son banc préféré, celui du fond.

Plus que 365 jours… (57/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – VI

Acarnaval, c’est avec les corps que les têtes se mettent à l’envers, digèrent, se délestent, dégueulent.

Il aborde la localité par le sud. Au fur et à mesure qu’il approche, le bruit se précise ; le bourdonnement devient tintamarre, un tintamarre qui circule, mais pas celui – habituel, quotidien – de la circulation. Ce tintamarre qui l’accueille est à pied mais klaxonne, entre rythmes et cacophonie, et des odeurs l’enveloppent, mais qui font envie, du chaud, du gras, du sucré. Senteurs et sons se mélangent, emplissent la grande artère qui les diffuse dans les ruelles où elles se concentrent en points chauds, des terrasses de cafés ou des tables et leurs bancs dressés à même la chaussée désertée par les voitures apeurées qui ont fui.

Il s’attable, avec des gens qu’il ne connaît pas, qui ne le connaissent pas, mais on se serre quand même, on a envie de se graisser les doigts et les lèvres avec des saucisses que l’on grille à ces points chauds. Sur les mentons la moutarde coule, lentement ; tout aussi lentement, on l’essuie avec une main que l’on nettoie ensuite avec la bouche, doigt après doigt, pour faire durer le plaisir ; on est dans la rue, c’est carnaval, c’est autorisé, même les bourgeois le font – les moins pleutres en tout cas, ceux qui n’ont pas fui plein gaz, quatre à quatre vers les sommets. A carnaval la rue n’est plus policée, elle bande et débande à grands soubresauts.

Le jour baisse et retend la ville. L’artère principale – celle qui avait vu descendre les cuivres et les baguettes en furie – regarde maintenant des flux virils la remonter, des flux qu’elle va bientôt enflammer ; pour l’instant, ils disparaissent derrière une grande porte, de ces portes qu’on fermait à double tour quand la nuit était encore médiévale. En aval de la porte – qui est en fait une traboule, courte mais traboule – des corps vivants et debout se mettent à tapisser les murs froids et les vitrines glacées. La nuit les voit fébriles et serrés, ces corps qui attendent, ces corps qui s’énervent en regardant la porte médiévale, obscure encore.

Soudain les lumières s’éteignent, une clameur, on attend ; enfin une lueur précédée d’étincelles, l’artère est au bord de l’incendie. Le feu, parti de l’amont – d’une hauteur avant la ville – ne couve plus, il approche et va déferler, mais avant d’embraser la rue, il doit encore faire le gros dos pour passer la porte, après seulement il pourra exploser. Il est sur des bûchers mobiles, le feu, d’immenses chars d’acier tirés par des hommes, mais aussi sur des dos courageux, dans des hottes métalliques, et encore sur d’immenses torchères portées par des malabars. En fait il est partout, il occupe la rue avec ses soldats ; il y a ceux qui tirent, ceux qui portent et ceux qui protègent en arrosant la porte qui est aussi traboule, donc habitée. Les habitants de la Grand-Rue sont aux fenêtres – ceux de la traboule doivent avoir chaud aux pieds, et aux fesses, au moins une fois par an. Plus bas, sur la chaussée, les humains qui tapissent les murs de pierre et les résidus de pierre transformés en vitrines, ces humains ont chaud partout, ils sont chauffés à blanc de la tête aux pieds, ils essaient de repousser les murs et les vitrines, mais la rue résiste, les visages sont rouges et des étincelles plus rouges encore font griller une mèche ou un sourcil imprudent, trouent la laine, font fondre les matières synthétiques. Le feu s’écoule dans la rue avec des odeurs sauvages, peut-être un avant goût pour qui ne respecterait pas carême qui suit carnaval ; la rue prend les couleurs d’un tableau sur lequel le vieux Brueghel aurait peint la bataille de carnaval et de carême, mais avec davantage de clair-obscur, davantage de barbarie.

Puis, comme tout torrent après l’orage, le feu se calme et rentre dans son lit. Mais les gens, eux – ceux qui faisaient tapisserie et les soldats du feu –, ne sont pas encore fatigués et entrent dans les bistrots étancher leur soif ; alors le feu continue, chacun le faisant entrer avec lui par ses habits imprégnés de son odeur. On boit, on remange des saucisses et on s’essuie avec la mie de pain qui en devient plus délicieuse encore. Il n’y a plus de musique, mais on voit des traces de doigts sur les flûtes de bière qui tintent joyeusement. Les têtes et les corps sont en feu, on est à Liestal, dimanche de carnaval.

Plus que 365 jours… (56/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – V

Se remettre en mouvement, avec le corps, tout le corps, et avec la tête, mais trivialement, lâcher prise, décharger. Ne pas oublier qu’une tête est constituée d’éléments mobiles, même quand elle ne l’est pas. Des cheveux au vent. Un front pliable qui peut faire monter des sourcils. Des yeux qui peuvent s’arrondir ou se fermer. Un nez qui peut couler, exploser. Des joues qui peuvent jouer. Des oreilles qui peuvent remuer, siffler, bourdonner. Des lèvres avec une langue, un palais crénelé de dents, des mâchoires qui peuvent claquer et un menton qui peut ruisseler de bave, de jus, de sang, de pus. Même immobile, une tête peut bouger, voir, entendre, sentir, toucher, goûter. Une tête, c’est autonome, sauf que…

Rond comme les Vosges sur les crêtes du Jura, il mange seul, trivialement seul, avec ses cinq sens et les Alpes en guise de cure-dents.

Manger.
Avaler, bâfrer, becqueter, bouffer, boulotter, se bourrer, boustifailler, se caler les joues, croquer, dévorer, s’empiffrer, s’emplir, enfourner, engloutir, engouffrer, engueuler, se gaver, gober, se goberger, se goinfrer, se gorger, grailler, gueuletonner, ingurgiter, jouer des dominos, se lester, mâcher, mastiquer, se rassasier, se refaire, se remplir, se repaître, ripailler, ruper, tortorer.
Festoyer.

Chaque repas est une fête, baroque, bruyante, odorante, touchante, dégoûtante. Toute la tête y participe, sauf la cervelle. Et les mains viennent en renfort ; il n’y a pas de beurre noir, mais elles sont grasses quand même, ses mains, comme le reste de son visage, suant, rougissant, dégoulinant, reniflant, éternuant, léchant, suçant, crachant, soupirant, éructant.
Une tête c’est autonome, sauf que… ; elle communique avec le corps et le corps communique avec elle. La peau se tend sous l’effet du lestage, alors on détend, on desserre d’un ou deux trous, on déboutonne. Plus tard d’autres trous se feront entendre, qui annonceront le délestage.

Se remettre en mouvement avec le corps. Ingérer. Digérer. Engueuler. Dégueuler. Lester. Délester. Il n’y a pas que la tête qui a ces besoins.