Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXII
Personne n’a vu Joseph fermer les yeux, ni les rouvrir – il le sait bien Joseph –, alors il récite sa petite histoire, cette histoire convenue qu’il a mise au point au fil du temps, celle qu’il sort dans les situations d’urgence pour satisfaire ceux qui veulent entrer sans frapper dans sa vie d’émigré, faire irruption dans son passé rempli de coups, ces coups qu’il a encaissés un à un, ces coups qui l’ont poussé, l’un après l’autre, à s’assimiler, faute de mieux.
Je suis né au printemps 1924, dans un village de piémont, aux portes de la Suisse. Mon père est mort peu de temps après. Je n’étais pas mauvais élève, grâce à une bourse de la commune j’ai pu étudier dans un lycée technique et devenir mécanicien. Une grande usine italienne m’a embauché, en peu d’années je suis devenu contremaître. Après la mort de ma mère, au printemps 1951, j’ai accepté l’offre d’un recruteur d’une fabrique de l’Ouest lausannois. Grâce à mon contrat de travail, j’ai obtenu tout de suite un permis B. J’ai épousé la fille de mes logeurs, un couple de maraichers, et j’ai adopté la Suisse où je coule des jours heureux avec Lili, nos deux fils, nos belles-filles et nos petits enfants.
Tout à l’heure, à la maison, il ne fera aucun reproche à Lili d’avoir, d’une certaine façon, provoqué la question de Paola, car il sait bien, Joseph, qu’il y a surtout son accent, cet accent dont il n’a jamais pu se débarrasser, cet accent qui chante l’ailleurs, cet ailleurs dont la Suisse n’a longtemps pas voulu. Combien de questions aura-t-il dû subir à cause de cet accent ? Jamais il n’a supporté ces questions posées par toutes sortes de gens sur toutes sortes de tons.