Plus que 365 jours… (69/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVIII

Il s’en passe des choses à l’heure du café. Ce matin-là, il n’y a que les femmes à la cuisine, Fernando et Robert sont à la rivière, collecte d’argile et de cailloux en vue du four à pain qu’on va construire dans le jardin. Mathilde sirote son énième café en épluchant un journal, Rose lave des légumes en chantonnant, l’huile d’olive lui donne la réplique en faisant roussir des gousses d’ail, chacune son rôle. Des coups répétés contre un carreau de la porte-fenêtre font entrer un autre personnage, une femme à qui on ouvre sans réfléchir, tant sa détresse semble grande ; elle demande où sont les toilettes, on lui montre, elle s’y précipite.

Elle en sort quelques instants plus tard, explique en s’excusant que sa vessie supporte moins bien le froid qu’avant – elle semble avoir la petite soixantaine. Faisant une immense effort, elle remercie chaleureusement, souhaite une bonne journée et se dirige vers la porte-fenêtre. Plus vive que Mathilde, Rose s’interpose, sans sortir ses épines ; vous semblez frigorifiée, restez un peu au chaud, vous aimez le café ? Paola déroule son histoire, elle tient sa tasse à deux mains, comme on tient une chaufferette – Mathilde veille à ce qu’elle soit toujours remplie. L’histoire de Paola n’est pas aussi noire et amère que le café qui parfume la cuisine, mais dès ses premières notes, Rose et Mathilde ne regrettent pas d’avoir invité la femme à rester.

Paola est venue de Calabre vers dix-sept ans, rejoindre une cousine serveuse à Yverdon. Les patrons qui emploient la cousine cherchent quelqu’un pour s’occuper des enfants, tenir le ménage et faire des extras dans le café-restaurant, une bonne place a dit la cousine, correctement payée, logée, nourrie et blanchie. Sans doute parce qu’elle était trop sûre d’elle, la cousine a omis de parler du patron ; ce dernier passe dans son lit plusieurs fois par semaine, ce qui ne déplait pas à la cousine et fait du bien au patron dont la femme a renoncé à la chose – c’est comme ça qu’elle le dit – sans doute à cause du pasteur, une sorte de Calvin local. La cousine, qui se sait désirable et a quitté le village alors que Paola n’était qu’une enfant, comprend vite le danger que l’innocente et solaire jeune-fille représente pour ses nuits ; ni une ni deux, elle l’écarte du patron, ce mâle qui semble soudain moins satisfait des visites qu’il lui fait nuitamment. Avant que l’homme ne l’ait connue femme, Paola est jetée à la rue sans ménagement, on a retrouvé dans sa chambre un billet bien plus gros que la somme qu’elle peut gagner en un mois. Logée, nourrie, blanchie…

Seule la patronne ne croit pas à l’histoire et recommande Paola à son frère, jardinier à Lausanne. Avant de la mettre dans le train, elle lui donne quelques sous et lui révèle les péchés de sa cousine. C’est Mario, l’apprenti jardinier qui est chargé d’attendre Paola à l’autre bout du train. Sur le quai de Lausanne, elle le repère avant lui et ils ne se quitteront plus. Ils logent chez le patron de Mario et sa femme, des braves gens qui les traitent comme les enfants qu’ils n’ont pas eus. Paola trouve un place pour apprendre le métier de courtepointière, elle en rêvait.

On avait tout pour réussir, dit Paola dans la cuisine de Mathilde, en présence de Rose, chacun un métier, la jeunesse, l’amour, des parents d’accueil – les patrons de Mario – mais on n’a pas su surmonter l’absence d’enfant. On s’est replié sur nous-mêmes ; à la mort des patrons, Edouard et Clothilde, il n’y a plus eu que nous dans la petite maison qu’il nous avait léguée et lorsque mon mari est tombé malade, on l’a vendue, Mario voulait mourir dans la maison où il était né, en Sicile. Après son décès, ses soeurs, vêtues de noir, m’ont proposé de rester habiter avec elles ; je n’ai pas pu. J’ai repris le train pour la Suisse, en Calabre je n’ai plus personne. J’avais une cliente dans votre quartier, elle m’aimait bien et me disait toujours que je pourrais compter sur elle, quoi qu’il arrive, mais elle doit être morte car on construit un immeuble à l’adresse où se trouvait sa maison. Excusez-moi, dit encore Paola en se levant, je ne savais pas où aller.

Et avec nous, vous pourriez habiter, demande Mathilde qui se lève d’un bond ?

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Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVII

Rose s’épanouissait aussi pour une autre raison, Robert.

Robert est arrivé un matin, à l’heure du café, avec Rose. Ils sont entrés, ont dit bonjour et se sont assis, tout simplement. A la table de la cuisine, Mathilde et Fernando étaient en pleine conversation sur le beau temps, et sur la pluie qui se faisait rare.

Une odeur – de celles qu’on peut encore apprécier dans de rares boulangeries – est entrée dans la cuisine en même temps que Robert ; il ouvre un cornet en papier et le tend à la ronde. On prend. On goûte. Les visages s’éclairent, un mélange de plaisir et d’étonnement. On cherche le nom du boulanger sur le sachet en papier kraft, en vain.

Ces croissants, je les ai faits moi-même, dit Robert, j’ai été boulanger toute ma vie, mais de mon apprentissage à ma retraite, que j’ai pu prendre il y a quelques années, les conditions de travail ont beaucoup changé, j’ai comme changé de métier. Vers quinze ans, j’ai appris à fabriquer un levain, à pétrir à la main, à sentir, du bout des doigts, la matière se transformer, à la façonner, à allumer un four, à orienter le gueulard, à nettoyer la sole, à enfourner, à défourner.

Mes années de boulange à la rue du Lac résonnent encore en moi, le chant du feu, le crépitement du pain qu’on a défourné, le babil des clients qui attendent leur tour, la rumeur de la rue qui s’invite par la porte entrouverte, le chant des merles qui dit l’allongement des jours.

Lorsque mon patron a dû mettre la clé sous la porte, à cause de l’épidémie d’orange, j’ai cherché de l’embauche dans d’autres fournils, mais déjà il n’y en avait plus guère ; l’orange avait des agents partout et progressait, dévorant tout sur son passage. Alors j’ai proposé mes services à orange foncé, que voulez-vous, il faut bien bouffer.

Mes années de laboratoire ressemblèrent à celles d’un technicien dans une salle de contrôle, un vaste espace borgne qui ne donnait sur aucune rue, avec des sons qui ricochaient sur des murs blanc immaculé : des bip stridents, des ding à vous crever un tympan, la rumeur incessante des moteurs électriques, le vrombissement des ventilateurs et, cerise sur le gâteau, le bruit lancinant d’un néon défectueux, pire qu’un supplice chinois.

Au fil des ans, je n’ai plus rien touché de vivant, je suis devenu opérateur sur machines ; le grand Chaplin aurait sans doute aimé tourner un film dans cet enfer. Peu de temps avant ma retraite, j’ai même vu installer une machine à ensacher le pain. Un pain vendu dans des enseignes oranges sans que personne ne l’ait touché. Un pain inhumain. Un pain invendu qui peut même être détruit sans avoir été touché par une seule main. Une vie éphémère sans avoir été touché, c’est ça les temps modernes !

A la retraite, j’ai recommencé à faire du pain, tout seul dans ma cuisine, comme le mitron de quinze ans qui s’exerçait chez lui. Et puis, il y a quelques semaines, j’ai installé un four à pizza sur mon balcon, je l’allume plusieurs fois par semaine, et je partage.

C’est cette odeur qui m’a amenée à lui, dit Rose, je vous présente Robert, mon nouvel amoureux.

Mathilde surmonte son émotion et se lève, dans sa cuisine. Pas de discours mais une proclamation : je nomme Robert chef boulanger. Robert se lève, dit qu’il accepte et serre Mathilde dans ses bras.