Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVI
Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens, avec un prénom. Il y a Rosa, mais elle préfère qu’on l’appelle Rose.
Rose habite sur le même palier que Fernando, dans la tour dite des Portugais, dans cette ancienne banlieue industrielle, de moins en moins banlieue – elle est devenue un centre –, de moins en moins industrielle, les usines sont allées plus loin – parfois très loin –, et les bobos affluent, compliquant la vie de ceux qui sont toujours prolo mais n’ont plus de boulot dans cette ville qui a un métro. Métro, boulot, bobo.
Rose pourrait être sa mère, mais Fernando la considère comme sa soeur. Elle est arrivée avant lui dans la tour, avec ses parents, en provenance d’Andalousie, non loin de la frontière portugaise ; Rose et Fernando se comprennent, s’entendent comme frère et soeur, ce qui est souvent le cas chez les vrais gens qui partagent une frontière.
Rosa, qui préfère qu’on l’appelle Rose, est devenue fleuriste. Lorsque le patron du magasin qui l’employait a dû fermer boutique, Rose n’a pas voulu aller travailler dans l’une des enseignes oranges qui encombrent la place du marché de l’ancienne banlieue industrielle – avant l’orange, il y avait une usine sur la place du marché, c’était gris, mais plus lumineux, et plu gai. Rosa aimait entendre la sirène de l’usine et guetter la sortie de son amoureux ; le fleuriste donnait aussi sur la place du marché, mais de l’autre côté, en face de l’usine ; de son comptoir elle voyait la grande porte d’où sortait Roger, son amoureux.
Rose ne voulait pas de l’orange, alors elle est devenue maman de jour, ça égayait son quotidien. Elle n’avait pas eu d’enfant, Roger n’en voulait pas, sauf qu’un beau jour il était parti Roger, avec une jeunette qui lui avait fait trois gosses, à Roger, l’amoureux qui n’en voulait pas. Des fois Rose disait que c’était mal foutu la vie, mais ça lui passait assez vite. Pourtant elle s’étiolait une peu, Rose, car la commune lui avait dit qu’elle était maintenant trop vieille pour être maman de jour ; quand elle avait demandé si elle pourrait être grand-maman de jour, on ne lui avait même pas répondu.
Rose fut présentée à Mathilde par Fernando, début février ; elles eurent tout de suite des atomes crochus ces deux-là. Rose aurait aussi pu être la mère de Mathilde – qui avait le même âge que Fernando – mais Mathilde l’adopta comme la soeur qu’elle n’avait jamais eue. Fernando aimait leur complicité mais parfois était un brin jaloux. Quand elles le voyaient bouder, Rose et Mathilde se moquaient de lui, alors il boudait de plus belle, mais pas longtemps ; ça finissait toujours en éclats de rire ou bien la bouche pleine – Rosa est une fameuse cuisinière. Maman de jour, elle avait appris à apaiser un enfant en lui fourrant quelque chose de doux dans la bouche, souvent une pastéis de nata.
Rose fut nommée responsable des fleurs, mais comme on était encore en hiver, elle fit de la cuisine une annexe de ses futures plates-bandes, son second territoire. Mathilde était partageuse et aimait apprendre, ainsi certains jours la cuisine devenait un laboratoire où les senteurs du sud se mélangeaient à celles de la Venoge qui, comme chacun sait, se jette dans la Méditerranée. Au fur et à mesure que les vrais gens arrivaient – ceux qui ne sont pas des pions et ont un prénom – Rose exultait, elle avait enfin une famille nombreuse à nourrir. Roger n’était pas revenu, mais Rose s’épanouissait.