Plus que 365 jours… (75/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXIV

En temps normal, la librairie est calme à cette heure-ci et Marguerite se prépare à fermer pour le week-end – depuis plusieurs années Albert et elle avaient renoncé à l’ouverture du samedi, pourquoi se priver d’aller marcher à la montagne pour un client ou deux, pour quelques pauvres francs dans la caisse ? Mais ce vendredi est exceptionnel, il marque un renouveau ; ces dernières semaines Marguerite, Paola et Mathilde ont beaucoup travaillé, les voilà prêtes à lancer ce projet, une sorte d’extension de celui qui est en cours dans le jardin de Mathilde.

La librairie se remplit peu à peu. Denis, menuisier ébéniste, lecteur de polars, fidèle client, arrive le premier. Du haut de rue, Mathilde et Fernando le voient qui gare sa camionnette sur la place réservée aux livreurs. Ils le rejoignent et l’aident à décharger les chevalets, les plateaux et les chaises. Marguerite a fait de la place dans le magasin, on dresse une table carrée, avec quatre chaises par côté. Hélène, la femme de Denis arrive au moment où l’on monte la table de l’apéritif avec la dernière planche et les derniers chevalets. C’est comme si une choeur de femmes entrait – elle est accompagnée de Fatou, sa voisine et de Jenna et Kira, deux soeurs amies de Fatou –, elles ne chantent pas, mais leurs mots, leurs rires et les odeurs qui s’échappent des récipients qu’elles portent sont comme un hymne à la joie. Un tintement s’ajoute à cet hymne, celui des bouteilles qu’apportent Joseph et Lili ; ils vont fermer la porte mais une odeur de pain annonce l’arrivée de Robert. André, cousin de Marguerite, arrive avec Alain et Françoise, des amis du quartier. On attend encore Rose et Paola qui finissent d’orchestrer les préparatifs du repas que l’on prendra ensuite chez Mathilde. Elles arrivent au moment où Joseph débouche la première bouteille. Un client entre au moment où Marguerite s’apprête à placer sur la porte le panneau « fermé », il est six heures et demie moins quelques minutes. L’entrée de l’homme provoque un silence stupéfait, la plupart de ceux qui sont présents ont reconnu celui qui guette le jardin de Mathilde depuis ses fenêtres, celui qu’on a surnommé le pion.

Plus que 365 jours… (74/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXIII

Le soleil s’invite pour le café, on le prend dehors sur les dalles et on lézarde jusqu’au moment où Rose donne le signal des rangements, qui sont vite expédiés, chacun en prenant une part. L’après-midi est trop entamé et les esprits trop embrumés pour que l’on entreprenne quelque chose d’autre, alors chacun rentre chez soi ; Robert s’appuie sur Rose, Lili prend le bras de Joseph, Fernando ouvre la marche.

En début de soirée, un bref coup de sonnette tire Mathilde et Paola de leur douce somnolence, sur la table du salon la théière est froide. C’est Marguerite, la libraire du quartier, qui apporte le livre que Mathilde devait passer chercher. – Demain je suis fermée, alors je vous l’ai apporté et puis j’étais inquiète de ne pas vous voir, vous qui êtes d’habitude si ponctuelle. On fait les présentations, on refait du thé et une nouvelle conversation est lancée, qui rejoint les autres conversations du jour.

Marguerite se donne quelques mois pour remettre son commerce, les livres ne font plus recette, du moins dans cette librairie qu’elle tenait avec Albert son compagnon, brutalement décédé l’automne dernier. Ensemble ils avaient commencé à imaginer des manières de réinventer ce lieu, mais seule elle n’y arrivera pas et seule elle ne veut pas. Elle ne se sent pas coupable d’arrêter, il y avait entre eux un lien solide, à la vie et à la mort, la liberté. – Mais vous n’êtes plus seule ! s’exclame Paola ; racontez-nous les projets que vous imaginiez.

Plus de somnolence dans le salon, car le salon est vide. Tandis que Marguerite parlait, Paola posait des questions sur ce commerce dont elle ignorait tout, à commencer par sa situation dans la ville, alors les femmes s’y sont rendues, et lorsqu’elles en reviennent, il est tard et les rues raisonnent de leurs rires et de leur enthousiasme. Comme souvent lorsqu’on rentre tard, on a faim ; Paola se met au fourneau – elle n’est pas née la femme qui fera des meilleures pâtes que moi –, Mathilde débouche une bouteille et Marguerite demande si elle peut rester pour la nuit.

Plus que 365 jours… (73/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXII

Personne n’a vu Joseph fermer les yeux, ni les rouvrir – il le sait bien Joseph –, alors il récite sa petite histoire, cette histoire convenue qu’il a mise au point au fil du temps, celle qu’il sort dans les situations d’urgence pour satisfaire ceux qui veulent entrer sans frapper dans sa vie d’émigré, faire irruption dans son passé rempli de coups, ces coups qu’il a encaissés un à un, ces coups qui l’ont poussé, l’un après l’autre, à s’assimiler, faute de mieux.

Je suis né au printemps 1924, dans un village de piémont, aux portes de la Suisse. Mon père est mort peu de temps après. Je n’étais pas mauvais élève, grâce à une bourse de la commune j’ai pu étudier dans un lycée technique et devenir mécanicien. Une grande usine italienne m’a embauché, en peu d’années je suis devenu contremaître. Après la mort de ma mère, au printemps 1951, j’ai accepté l’offre d’un recruteur d’une fabrique de l’Ouest lausannois. Grâce à mon contrat de travail, j’ai obtenu tout de suite un permis B. J’ai épousé la fille de mes logeurs, un couple de maraichers, et j’ai adopté la Suisse où je coule des jours heureux avec Lili, nos deux fils, nos belles-filles et nos petits enfants.

Tout à l’heure, à la maison, il ne fera aucun reproche à Lili d’avoir, d’une certaine façon, provoqué la question de Paola, car il sait bien, Joseph, qu’il y a surtout son accent, cet accent dont il n’a jamais pu se débarrasser, cet accent qui chante l’ailleurs, cet ailleurs dont la Suisse n’a longtemps pas voulu. Combien de questions aura-t-il dû subir à cause de cet accent ? Jamais il n’a supporté ces questions posées par toutes sortes de gens sur toutes sortes de tons.

Plus que 365 jours… (72/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XXI

Verres pleins, bouteilles vides, pas de jus épais sans moudre du grain, mais pas broyer du noir, pas de Giuseppe sans broyer du noir – alors Joseph –, fermer les yeux, penser aux nepitelle de la tante calabraise plutôt qu’aux carreaux sans verre – carreaux vides – qui laissent entrer le noir et le blanc, le noir de la nuit sans lumière, le noir de l’enfance sans père, même s’il y avait l’oncle, le noir du matin sans café avant de partir – le noir sans noir –, l’amertume du matin à la chicorée, et le blanc de la neige qui entre par les carreaux vides, avec le noir du matin sans noir, et le noir de la nuit, et le noir de l’absence. Fermer les yeux, fermer les carreaux, vider les carreaux du noir, transformer le noir en blanc, pas le blanc de la neige, faire remonter le goût des nepitelle, ouvrir ces biscuits en forme d’oeil fermé, y trouver les amandes, penser au blanc des amandiers en fleurs, se laisser envahir par ce blanc et, quand il n’y a plus de noir – carreaux vides de noir –, rouvrir les yeux et dire calmement – je ne suis pas Giuseppe, je suis Joseph, je ne l’ai pas choisi, c’est comme ça, je peux vous raconter l’histoire de Giuseppe devenu Joseph, mais appelez-moi d’abord Joseph, sinon je fermerai mes yeux sur ce passé comme on ferme les nepitelle avant de les cuire et de les avaler.

Plus que 365 jours… (71/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XX

En moins d’un quart d’heure – vaudois –, Robert est de retour avec du pain, pour trois jours. Rose, qui vient de passer un tablier propre sur lequel on voit bien les plis du fer à repasser, remarque aussi qu’il s’est changé, presque endimanché ; discrètement elle frotte une manche de sa chemise maculée de farine, elle aime que son amoureux ait bonne façon. Joseph et Lili arrivent, avec des bouteilles et du fromage ; le repas peut commencer.

Pas de bénédicité, mais Mathilde souhaite la bienvenue à chacun, remercie à la ronde : la cuisinière, qui n’en finit pas de rosir, Robert, pour le pain, Joseph et Lili pour leur présence et leurs présents, Fernando, d’avoir tout déclenché en venant chez elle le 1er janvier et Paola, d’ajouter un si joli accent dans sa maison. Fernando remarque que Paola voudrait prendre la parole mais qu’elle n’y parvient pas, alors, pour camoufler le malaise de sa voisine, il lève son verre à la réussite du projet et à ses artisans. Les autres verres se lèvent et s’entrechoquent un certain nombre de fois. Cette fête improvisée commence de manière assez officielle, Mathilde esquisse le projet dans ses grandes lignes, précise que beaucoup d’éléments restent ouverts, que chaque nouvelle idée sera examinée avec bienveillance. Fernando enchaîne en précisant les rôles déjà connus et suggère à Joseph de seconder Robert pour la construction du four à pain, car il a l’air de s’y connaître en technique. Lili acquiesce, fière de son homme et prend la parole.

Joseph a l’intelligence au bout des doigts, mais aussi dans l’oeil, il sait tout faire, défaire les noeuds les plus difficiles, au propre et au figuré, et il n’y a pas meilleur champignonneur ! Quand il est arrivé chez nous pour louer une chambre avec d’autres Italiens, j’ai su que c’était l’homme de ma vie. Plus tard, lorsqu’il a demandé ma main, mon père a dit oui sans hésiter, il est plus âgé que toi ma Lili, mais vous êtes faits l’un pour l’autre, ça crève les yeux.

Lili est la meilleure femme du monde, continue Joseph – il se reprend, rougit un peu, va rectifier mais les trois autres femmes sourient pour lui dire de continuer – elle a la main verte, ses parents étaient maraichers, elle sera précieuse pour le potager, sans compter qu’elle sait tout cuisiner. Il déclenche un gros éclat de rire en ajoutant qu’il n’aimerait pas avoir à trancher entre la cuisine de Rose et celle de Lili. Puis c’est la surenchère : Paola, qui a pris de l’assurance, proclame qu’elle n’est pas née la femme qui fera des meilleures pâtes qu’elle, Mathilde les met toutes au défi de faire un papet plus succulent que le sien, Rose sort ses épines, mais pour de faux, Robert crie au sexisme et cite Girardet, Fernando débouche des bouteilles, Joseph remplit les verres, et on boit.

Après le fromage et les pommes au four, l’ambiance retombe un peu, on se tient moins droit sur les chaises, certaines paupières sont lourdes ; Paola en sourit et se met à parler des nepitelle, un dessert calabrais, des biscuits fourrés qui ressemblent à des yeux fermés ; ils accompagnent merveilleusement le café, je vous en ferai un jour, dit-elle en se levant pour moudre le grain, comme elle l’a vu faire durant la matinée. Pendant que l’eau monte paresseusement dans la cafetière, elle demande à Giuseppe – elle n’a pas envie de l’appeler Joseph – de quelle région il vient.

Plus que 365 jours… (70/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XIX

Paola accepte le toit qu’on lui offre, mais seulement pour quelque temps, je ne voudrais pas déranger, dit-elle. Mathilde l’accompagne à la gare toute proche chercher les affaires qu’elle a laissées à la consigne, de lourdes valises, tout ce qu’elle possède ; maintenant je suis une sorte de nomade, sans caravane mais avec des valises à roulettes.

Pendant que Rose poursuit la préparation du repas – une soupe aux légumes d’ici rehaussée de piments et de saucisses andalouses coupées en morceaux – Mathilde aide Paola à s’installer dans la grande chambre qui se trouve à côté de la sienne, celle qu’elle partage avec celui qui est parti marcher plusieurs mois. En défaisant les valises, en garnissant la penderie, les rayons, les tiroirs et la bibliothèque, les deux femmes parlent de la vie, leur vie, de souvenirs, de regrets et de leurs rêves. Il semble à Mathilde que Paola commence à se dire qu’elle pourrait passer ici plus que seulement quelque temps.

En bas, des voix d’hommes dans la cuisine, trois semble-t-il ; les deux femmes descendent. Fernando et Robert sont avec un voisin que Mathilde connaît, Giuseppe, venu il y a longtemps d’Italie du Nord – presque la Suisse, dit-il souvent. Mathilde connaît un peu son histoire, ils ont parlé plusieurs fois par-dessus la barrière. On présente Paola aux hommes ; Fernando raconte que Giuseppe – il préfère qu’on l’appelle Joseph – les a rencontrés au bord de la rivière et les a aidés à transporter les sacs en bâche remplis d’argile. Rose propose à Joseph de rester pour la soupe, quand il y en a pour cinq, il y en a pour six, Mathilde dit sept, Joseph vit avec Lili, depuis toujours. Tout joyeux, Joseph part la chercher et Robert lui emboîte le pas disant que ce serait un crime de manquer de pain avec une soupe qui sent si bon, ça tombe bien, j’en ai défourné ce matin. L’ambiance est à la fête dans la cuisine, Fernando met la table avec Paola, Mathilde débouche une bonne bouteille et Rose rosit.

Plus que 365 jours… (69/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVIII

Il s’en passe des choses à l’heure du café. Ce matin-là, il n’y a que les femmes à la cuisine, Fernando et Robert sont à la rivière, collecte d’argile et de cailloux en vue du four à pain qu’on va construire dans le jardin. Mathilde sirote son énième café en épluchant un journal, Rose lave des légumes en chantonnant, l’huile d’olive lui donne la réplique en faisant roussir des gousses d’ail, chacune son rôle. Des coups répétés contre un carreau de la porte-fenêtre font entrer un autre personnage, une femme à qui on ouvre sans réfléchir, tant sa détresse semble grande ; elle demande où sont les toilettes, on lui montre, elle s’y précipite.

Elle en sort quelques instants plus tard, explique en s’excusant que sa vessie supporte moins bien le froid qu’avant – elle semble avoir la petite soixantaine. Faisant une immense effort, elle remercie chaleureusement, souhaite une bonne journée et se dirige vers la porte-fenêtre. Plus vive que Mathilde, Rose s’interpose, sans sortir ses épines ; vous semblez frigorifiée, restez un peu au chaud, vous aimez le café ? Paola déroule son histoire, elle tient sa tasse à deux mains, comme on tient une chaufferette – Mathilde veille à ce qu’elle soit toujours remplie. L’histoire de Paola n’est pas aussi noire et amère que le café qui parfume la cuisine, mais dès ses premières notes, Rose et Mathilde ne regrettent pas d’avoir invité la femme à rester.

Paola est venue de Calabre vers dix-sept ans, rejoindre une cousine serveuse à Yverdon. Les patrons qui emploient la cousine cherchent quelqu’un pour s’occuper des enfants, tenir le ménage et faire des extras dans le café-restaurant, une bonne place a dit la cousine, correctement payée, logée, nourrie et blanchie. Sans doute parce qu’elle était trop sûre d’elle, la cousine a omis de parler du patron ; ce dernier passe dans son lit plusieurs fois par semaine, ce qui ne déplait pas à la cousine et fait du bien au patron dont la femme a renoncé à la chose – c’est comme ça qu’elle le dit – sans doute à cause du pasteur, une sorte de Calvin local. La cousine, qui se sait désirable et a quitté le village alors que Paola n’était qu’une enfant, comprend vite le danger que l’innocente et solaire jeune-fille représente pour ses nuits ; ni une ni deux, elle l’écarte du patron, ce mâle qui semble soudain moins satisfait des visites qu’il lui fait nuitamment. Avant que l’homme ne l’ait connue femme, Paola est jetée à la rue sans ménagement, on a retrouvé dans sa chambre un billet bien plus gros que la somme qu’elle peut gagner en un mois. Logée, nourrie, blanchie…

Seule la patronne ne croit pas à l’histoire et recommande Paola à son frère, jardinier à Lausanne. Avant de la mettre dans le train, elle lui donne quelques sous et lui révèle les péchés de sa cousine. C’est Mario, l’apprenti jardinier qui est chargé d’attendre Paola à l’autre bout du train. Sur le quai de Lausanne, elle le repère avant lui et ils ne se quitteront plus. Ils logent chez le patron de Mario et sa femme, des braves gens qui les traitent comme les enfants qu’ils n’ont pas eus. Paola trouve un place pour apprendre le métier de courtepointière, elle en rêvait.

On avait tout pour réussir, dit Paola dans la cuisine de Mathilde, en présence de Rose, chacun un métier, la jeunesse, l’amour, des parents d’accueil – les patrons de Mario – mais on n’a pas su surmonter l’absence d’enfant. On s’est replié sur nous-mêmes ; à la mort des patrons, Edouard et Clothilde, il n’y a plus eu que nous dans la petite maison qu’il nous avait léguée et lorsque mon mari est tombé malade, on l’a vendue, Mario voulait mourir dans la maison où il était né, en Sicile. Après son décès, ses soeurs, vêtues de noir, m’ont proposé de rester habiter avec elles ; je n’ai pas pu. J’ai repris le train pour la Suisse, en Calabre je n’ai plus personne. J’avais une cliente dans votre quartier, elle m’aimait bien et me disait toujours que je pourrais compter sur elle, quoi qu’il arrive, mais elle doit être morte car on construit un immeuble à l’adresse où se trouvait sa maison. Excusez-moi, dit encore Paola en se levant, je ne savais pas où aller.

Et avec nous, vous pourriez habiter, demande Mathilde qui se lève d’un bond ?

Plus que 365 jours… (68/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVII

Rose s’épanouissait aussi pour une autre raison, Robert.

Robert est arrivé un matin, à l’heure du café, avec Rose. Ils sont entrés, ont dit bonjour et se sont assis, tout simplement. A la table de la cuisine, Mathilde et Fernando étaient en pleine conversation sur le beau temps, et sur la pluie qui se faisait rare.

Une odeur – de celles qu’on peut encore apprécier dans de rares boulangeries – est entrée dans la cuisine en même temps que Robert ; il ouvre un cornet en papier et le tend à la ronde. On prend. On goûte. Les visages s’éclairent, un mélange de plaisir et d’étonnement. On cherche le nom du boulanger sur le sachet en papier kraft, en vain.

Ces croissants, je les ai faits moi-même, dit Robert, j’ai été boulanger toute ma vie, mais de mon apprentissage à ma retraite, que j’ai pu prendre il y a quelques années, les conditions de travail ont beaucoup changé, j’ai comme changé de métier. Vers quinze ans, j’ai appris à fabriquer un levain, à pétrir à la main, à sentir, du bout des doigts, la matière se transformer, à la façonner, à allumer un four, à orienter le gueulard, à nettoyer la sole, à enfourner, à défourner.

Mes années de boulange à la rue du Lac résonnent encore en moi, le chant du feu, le crépitement du pain qu’on a défourné, le babil des clients qui attendent leur tour, la rumeur de la rue qui s’invite par la porte entrouverte, le chant des merles qui dit l’allongement des jours.

Lorsque mon patron a dû mettre la clé sous la porte, à cause de l’épidémie d’orange, j’ai cherché de l’embauche dans d’autres fournils, mais déjà il n’y en avait plus guère ; l’orange avait des agents partout et progressait, dévorant tout sur son passage. Alors j’ai proposé mes services à orange foncé, que voulez-vous, il faut bien bouffer.

Mes années de laboratoire ressemblèrent à celles d’un technicien dans une salle de contrôle, un vaste espace borgne qui ne donnait sur aucune rue, avec des sons qui ricochaient sur des murs blanc immaculé : des bip stridents, des ding à vous crever un tympan, la rumeur incessante des moteurs électriques, le vrombissement des ventilateurs et, cerise sur le gâteau, le bruit lancinant d’un néon défectueux, pire qu’un supplice chinois.

Au fil des ans, je n’ai plus rien touché de vivant, je suis devenu opérateur sur machines ; le grand Chaplin aurait sans doute aimé tourner un film dans cet enfer. Peu de temps avant ma retraite, j’ai même vu installer une machine à ensacher le pain. Un pain vendu dans des enseignes oranges sans que personne ne l’ait touché. Un pain inhumain. Un pain invendu qui peut même être détruit sans avoir été touché par une seule main. Une vie éphémère sans avoir été touché, c’est ça les temps modernes !

A la retraite, j’ai recommencé à faire du pain, tout seul dans ma cuisine, comme le mitron de quinze ans qui s’exerçait chez lui. Et puis, il y a quelques semaines, j’ai installé un four à pizza sur mon balcon, je l’allume plusieurs fois par semaine, et je partage.

C’est cette odeur qui m’a amenée à lui, dit Rose, je vous présente Robert, mon nouvel amoureux.

Mathilde surmonte son émotion et se lève, dans sa cuisine. Pas de discours mais une proclamation : je nomme Robert chef boulanger. Robert se lève, dit qu’il accepte et serre Mathilde dans ses bras.

Plus que 365 jours… (67/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XVI

Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens, avec un prénom. Il y a Rosa, mais elle préfère qu’on l’appelle Rose.

Rose habite sur le même palier que Fernando, dans la tour dite des Portugais, dans cette ancienne banlieue industrielle, de moins en moins banlieue – elle est devenue un centre –, de moins en moins industrielle, les usines sont allées plus loin – parfois très loin –, et les bobos affluent, compliquant la vie de ceux qui sont toujours prolo mais n’ont plus de boulot dans cette ville qui a un métro. Métro, boulot, bobo.

Rose pourrait être sa mère, mais Fernando la considère comme sa soeur. Elle est arrivée avant lui dans la tour, avec ses parents, en provenance d’Andalousie, non loin de la frontière portugaise ; Rose et Fernando se comprennent, s’entendent comme frère et soeur, ce qui est souvent le cas chez les vrais gens qui partagent une frontière.

Rosa, qui préfère qu’on l’appelle Rose, est devenue fleuriste. Lorsque le patron du magasin qui l’employait a dû fermer boutique, Rose n’a pas voulu aller travailler dans l’une des enseignes oranges qui encombrent la place du marché de l’ancienne banlieue industrielle – avant l’orange, il y avait une usine sur la place du marché, c’était gris, mais plus lumineux, et plu gai. Rosa aimait entendre la sirène de l’usine et guetter la sortie de son amoureux ; le fleuriste donnait aussi sur la place du marché, mais de l’autre côté, en face de l’usine ; de son comptoir elle voyait la grande porte d’où sortait Roger, son amoureux.

Rose ne voulait pas de l’orange, alors elle est devenue maman de jour, ça égayait son quotidien. Elle n’avait pas eu d’enfant, Roger n’en voulait pas, sauf qu’un beau jour il était parti Roger, avec une jeunette qui lui avait fait trois gosses, à Roger, l’amoureux qui n’en voulait pas. Des fois Rose disait que c’était mal foutu la vie, mais ça lui passait assez vite. Pourtant elle s’étiolait une peu, Rose, car la commune lui avait dit qu’elle était maintenant trop vieille pour être maman de jour ; quand elle avait demandé si elle pourrait être grand-maman de jour, on ne lui avait même pas répondu.

Rose fut présentée à Mathilde par Fernando, début février ; elles eurent tout de suite des atomes crochus ces deux-là. Rose aurait aussi pu être la mère de Mathilde – qui avait le même âge que Fernando – mais Mathilde l’adopta comme la soeur qu’elle n’avait jamais eue. Fernando aimait leur complicité mais parfois était un brin jaloux. Quand elles le voyaient bouder, Rose et Mathilde se moquaient de lui, alors il boudait de plus belle, mais pas longtemps ; ça finissait toujours en éclats de rire ou bien la bouche pleine – Rosa est une fameuse cuisinière. Maman de jour, elle avait appris à apaiser un enfant en lui fourrant quelque chose de doux dans la bouche, souvent une pastéis de nata.

Rose fut nommée responsable des fleurs, mais comme on était encore en hiver, elle fit de la cuisine une annexe de ses futures plates-bandes, son second territoire. Mathilde était partageuse et aimait apprendre, ainsi certains jours la cuisine devenait un laboratoire où les senteurs du sud se mélangeaient à celles de la Venoge qui, comme chacun sait, se jette dans la Méditerranée. Au fur et à mesure que les vrais gens arrivaient – ceux qui ne sont pas des pions et ont un prénom – Rose exultait, elle avait enfin une famille nombreuse à nourrir. Roger n’était pas revenu, mais Rose s’épanouissait.

Plus que 365 jours… (66/365)

Mars est marron, noisette, avec des points verts – XV

Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens ; certains sont liés à Mathilde, d’autres à Fernando. Ensemble, ils vont transformer le jardin au milieu duquel se trouve la maison.

Dès son arrivée en Suisse, à six ans, Fernando passe l’essentiel de son temps libre dans un jardin dont sa grand-mère a obtenu l’usufruit ; les propriétaires, un couple de retraités trop âgés pour continuer à s’en occuper, n’exigent qu’une seule contre-partie : un entretien soigné – on est en Suisse, les brins d’herbe doivent être alignés et courts, la haie ne doit pas empiéter sur l’espace public ni dépasser la hauteur fixée par le règlement communal. Pour le reste, la grand-mère est souveraine. Elle donne une seconde jeunesse à ce jardin, le réorganise et en tire des produits succulents qu’elle ne manque pas de partager avec ce couple béni des dieux qui lui permet de renouer un peu avec sa terre natale. Rapidement on lui donne l’autorisation d’élever quelques animaux, pigeons, poules et lapins, on n’entend même chanter un coq. Fernando apprend plus vite qu’à l’école, au fil des ans il sait faucher, tailler, tourner, épandre, biner, planter, sarcler, soigner, récolter et faire bon usage de l’eau de pluie.

Plus de quarante ans plus tard, Fernando soutient Mathilde qui veut réorganiser son jardin, mais la convainc d’abord d’augmenter la surface de production plutôt que de la réduire. De nombreuses personnes cherchent à renouer avec la terre, à produire eux-mêmes, à partager leurs savoirs et les fruits de leurs savoirs, je connais des gens qui peuvent nous aider, dit-il à Mathilde, moi aussi, répond-elle à Fernando.

Ces gens ne sont pas des pions, mais de vrais gens, ils participent avec leur corps, mais d’abord avec leur tête ; on imagine le jardin idéal, on discute, on dessine – en plan, en coupe, en perspective –, on décide puis on réalise, une étape après l’autre.