Orangé comme février – IX
Grândola vila morena
Terra da fraternidade
O povo é quem mais ordena
Dentro de ti ó cidade
[Zeca Afonso]
«Plus tard – nous étions en Suisse –, mon père, le seul professeur que j’ai vraiment aimé, m’a raconté la victoire du rouge, poursuit Fernando dans la maison de Mathilde. J’avais bien vu le rouge déferler dans les rues, mais je n’avais pas compris ce qui l’avait libéré, le rouge, et avec lui les cris de joie, les rires, les chants, les embrassades, je n’avais que cinq ans.
Vois-tu, me disait mon père, dans notre pays il y avait une dictature, ça voulait dire que les gens, le peuple, ne décidait rien, une poignée d’hommes nous dictait tout – quand mon père me racontait cela, disait Fernando à Mathilde, je repensais à tous ces soi-disant professeurs qui m’avaient fait asseoir au fond de la classe, à l’écart des autres, et se moquaient de moi quand le rythme de leur dictée était trop rapide et que je me perdais dans les mots ; avec eux, je n’osais jamais prendre la parole car je savais qu’ils se moqueraient encore de moi comme l’on s’amuse des borborygmes d’un petit singe venu du sud ; alors, du haut de mes dix ans, je comprenais très bien le Portugal que me racontait mon père. Mais dans notre pays, me disait-il, les gens résistaient, en secret. Des mots circulaient sous le manteau, des poèmes ou des chansons, les artistes sont souvent ceux qui nous aident à résister, à garder l’espoir.
La nuit du 25 avril 1974, la circulation de ces mots s’est soudain accélérée. Minuit était passé depuis une vingtaine de minutes lorsque, grâce à un journaliste courageux, une chanson de Zeca Afonso est passée sur les ondes d’une radio catholique, Rádio Renascença. C’était le signal attendu par tous ceux qui étaient prêts à sortir de l’ombre pour renverser la dictature.
Dieu que j’ai aimé les histoires de mon père, ses histoires de l’Histoire, disait Fernando à Mathilde, mais c’était souvent le soir et nous devions tous les deux lutter contre la fatigue, lui contre la fatigue physique ramenée du chantier, moi contre la fatigue morale ramenée de l’école. L’un de nous deux s’endormait avant l’autre, et l’histoire continuait le lendemain, un peu comme dans la vie.»
Grândola, ville brune
Terre de fraternité
Seul le peuple ordonne
En ton sein, ô cité
[Zeca Afonso]