Orangé comme février – V
[journal du marcheur – extraits]
Le bûcheron aux mille facettes – garde champêtre, garde forestier, garde-faune, garde-chasse, garde-source, intendant et veilleur du lieu – poursuit son récit.
(Parmi les habitants de la commune, certains l’appellent le veilleur, d’autres la sentinelle – en référence à son grand-père, le capitaine –, d’autres encore Paulo, tout simplement, ou alors Paulinho – en référence à la culture de sa mère ; quoi qu’il en soit, tous lui sont reconnaissants de garder les biens les plus précieux de la communauté et le secondent du mieux qu’ils peuvent.)
(Je reproduis dans mon journal cette partie du récit de Paulinho sur la base des notes très serrées prises dans mon carnet tandis qu’il parlait.)
« Ici, on n’a pas eu la guerre, mais on l’a connue de près, et plus que deux fois, à ce qu’on dit. Moi je suis né après tout ça. (…) Et puis il y a aussi eu la grippe espagnole, elle a glané son lot de vivants dans la commune – c’était juste après la grève générale. Il y a même une famille entière qui y a passé ; c’est eux qui possédaient la maison dans laquelle je vous parle maintenant. Ils n’avaient pas d’héritier, alors normalement c’était la commune qui devait devenir propriétaire, sauf que ça c’est passé autrement. Il faut dire que début 19, et dans les années qui ont suivi, on n’avait pas trop le temps par ici, les orphelins de la grippe à placer, des familles à aider, sans compter ceux qu’on essayait de retenir ici, de dissuader d’aller en ville, là où il y avait du travail, soi-disant. Et puis la crise est venue, avec tout ce qui a suivi, alors l’alpage on l’a oublié, et un bout de temps, et peut-être même qu’on l’aurait oublié pour toujours, que la forêt l’aurait repris, avec ces murs – il fait un geste vers les pierres du Jura – s’il n’y avait pas eu cette nuit de juin 34, je veux dire ce qui s’est passé cette nuit-là, et ce qu’on a découvert les jours qui ont suivi – je dis on, mais je n’étais pas né, comme je vous l’ai dit, je suis né après tout cela, mais cela, on me l’a raconté, et cette histoire a été tellement racontée, cette histoire est tellement liée à la commune, que ceux qui la racontent aujourd’hui disent encore on, car sans cette histoire, on serait tous différents. »
Le veilleur – Paulinho – marque une pause, comme pour laisser l’un de nous recharger le feu, en cette matinée fraîche et pâlotte, mais on dirait aussi que le feu veut participer au récit, le récit du lieu qu’il est en train de chauffer et d’éclairer, on dirait que le feu veut rendre plus radieux encore le visage qui raconte le lieu dans lequel il brûle, en fait c’est comme si on écoutait un récit à deux voix, deux voix qui éclaireraient, l’une en parlant, l’autre en dansant au milieu des crépitements. Il poursuit.
« Sans cette histoire, on serait tous différents… »*
*[suite demain…]