Plus que 365 jours… (35/365)

Orangé comme février – IV

[journal du marcheur – extraits]

Ce matin, alors que je sortais de la remise qui me sert de chambre pour gagner la maison, j’ai vu une ombre se détacher de la forêt et se diriger vers moi, lentement ; j’ai fait quelques pas et attendu devant la porte la silhouette sombre qui progressait dans la neige. Lorsqu’elle a été devant moi, j’ai salué et approché la lanterne du visage qui me rendait mon salut ; je me suis aussitôt dit que mon geste était inutile, tant ce timbre de voix, grave, profond et chaleureux était reconnaissable entre mille, le plus âgé des chasseurs était devant moi.

On entre. Il s’assied à la table – à la même place que lors de sa précédente visite, sa place ? – et garde le silence tandis que je recharge le feu, fais bouillir l’eau et prépare le déjeuner. Lorsque nos hôtes sont réveillés, leur surprise est grande et leur inquiétude palpable. La voix entre alors en scène et accompagne le repas du matin, comme celle d’un moine qui lirait dans le réfectoire d’un couvent, mais cette voix parle notre langue, nous rassure et nous éclaire.

Lorsqu’il ne chasse pas, durant son temps libre, notre hôte est employé par la commune sur laquelle la maison – notre maison ? – a été bâtie. Enfant du pays, bûcheron de métier, il fonctionne comme garde champêtre, garde forestier, garde-faune et garde-chasse, seule la pêche échappe à sa vigilance, il n’y a dans cette commune ni cours d’eau ni étang. Il est aussi responsable de l’intendance de cette maison et doit veiller sur elle et ses habitants – c’est aussi le devoir de chaque habitant de la commune.

A chaque changement d’hôte – l’homme noir est resté plusieurs années – il doit venir informer de tout ce qui relève de l’intendance ; féru d’histoire, il en profite pour parler de l’épaisseur du lieu. Le passage de témoin entre les hôtes n’est pas de son ressort, il sait que ce rituel obéit à d’autres lois, qui le dépassent, et à des signes qui lui échappent ; mais lui sait voir d’autres signes, tout aussi subtils, ces signes qui disent un changement d’habitants : des volets entr’ouverts de telle ou telle façon, la manière de ranger la fourche et le balai au poulailler, les souliers devant la porte et mille autres détails que seuls des habitués peuvent remarquer ; lui passe ici presque chaque jour, mais le plus souvent sans se faire voir, il n’aime pas déranger. Il nous explique que l’autre jour, lui et ses amis chasseurs se seraient contentés de nous saluer si nous ne les avions pas invités à entrer. Avant de poursuivre, il nous remercie de notre accueil, celui d’aujourd’hui et celui de l’autre jour. Ses paroles me font du bien et je commence à me demander si ma place ne serait pas ici.

– Janus, quand viendras-tu m’instruire ? Ne tarde pas, je vois poindre les couleurs de février et je ne connais pas encore mon rôle.

Plus que 365 jours… (34/365)

Orangé comme février – III

[journal du marcheur – extraits]

Toujours pas de Janus à l’horizon, pourtant je scrute les aurores et les crépuscules pour y voir plus clair, plus clair sur les nuances de l’orangé, mais pas seulement ; pour l’instant, je scrute en vain. (…)

Hier soir, le feu m’a éclairé. J’ai eu envie de crier « eurêka ! », mais j’étais le seul encore debout ; les réveiller en criant – même de joie – serait faire preuve de bien peu de reconnaissance envers mes hôtes, me suis-je dit. (Depuis quelques jours, ils se couchent plus tôt, non pas qu’ils semblent fatigués, mais plutôt soucieux ; les visiteurs sans doute. Pourtant, une troisième visite aurait dû dissiper leurs inquiétudes, celle de ce couple de randonneurs qui a pique-niqué avec nous hier matin, devant la maison, sous ce joli soleil d’hiver. Ils avaient quelque chose à nous remettre, de la part de l’épicier du village dans lequel ils avaient fait étape pour la nuit ; plusieurs sachets de papier vert foncé sur lesquels étaient imprimés des dessins de fruits et de légumes. Contrairement aux fruits imprimés, les fruits contenus dans les sachets étaient de saison : oranges, mandarines, kiwis. Pourtant, cette visite et ces présents semblent avoir amplifié leurs inquiétudes ; derrière le crépitement des flammes, il me semblait entendre des chuchotements, sans doute ne dormaient-ils pas et devaient essayer de se rassurer avec des mots, de pauvres mots (…). )

Mais le feu d’hier n’a pas tout de suite été un feu de joie. Je regardais les flammes, me disant que j’y trouverais peut-être d’autres nuances que celles des aurores et des crépuscules, mais les flammes me résistaient, par moments je les trouvais même moins nuancées que les ciels qui annoncent l’arrivée ou suivent le départ de Phébus, je les trouvais presque plus fades. (…) J’ai dû m’assoupir, au moins une fois, car j’ai soudain eu sous les yeux d’autres couleurs, celles des braises qui clignotaient sur les bûches sans flamme. La joie m’est donc venue de l’absence de flamme. Et avec la joie, la certitude que les oranges sanguines que nous mangions les hivers de l’enfance constituaient le lien principal entre février et la couleur que je lui avais associée dans ma mémoire. (…) Les oranges sanguines, leur peau si particulière, douce et granuleuse, fraîche et chaude, un camaïeu de rouges sur fond orange. Les oranges sanguines, avant de les peler pour mériter leur chair – doux mélange d’acidité et d’amertume – on enlevait délicatement le papier qui les enveloppait, comme un trésor, on roulait ce papier ciré pour en faire un long cylindre que l’on posait en équilibre sur une assiette à dessert, avant de l’enflammer dans l’espoir qu’il monte au ciel. S’il montait, l’orange n’en était que plus délicieuse, s’il chutait lourdement après avoir fait mine d’échapper à la pesanteur, l’orange nous consolait, comme on console, dit-on, les prisonniers. (…)

Dans mon lit, cherchant le sommeil après tant d’excitation, je complétais mentalement la liste des éléments qui relient février aux chaudes nuances de l’orange, et des échos revenaient à mes oreilles, en particulier les rudes échos des renards en rut qui font résonner les nuits de février ; durant ces rudes nuits glaciales, les glapissements des renards roux ressemblent à des cris de bébés hommes, comme pour mieux rappeler ce qui suit le rut. (…)