Orangé comme février – IV
[journal du marcheur – extraits]
Ce matin, alors que je sortais de la remise qui me sert de chambre pour gagner la maison, j’ai vu une ombre se détacher de la forêt et se diriger vers moi, lentement ; j’ai fait quelques pas et attendu devant la porte la silhouette sombre qui progressait dans la neige. Lorsqu’elle a été devant moi, j’ai salué et approché la lanterne du visage qui me rendait mon salut ; je me suis aussitôt dit que mon geste était inutile, tant ce timbre de voix, grave, profond et chaleureux était reconnaissable entre mille, le plus âgé des chasseurs était devant moi.
On entre. Il s’assied à la table – à la même place que lors de sa précédente visite, sa place ? – et garde le silence tandis que je recharge le feu, fais bouillir l’eau et prépare le déjeuner. Lorsque nos hôtes sont réveillés, leur surprise est grande et leur inquiétude palpable. La voix entre alors en scène et accompagne le repas du matin, comme celle d’un moine qui lirait dans le réfectoire d’un couvent, mais cette voix parle notre langue, nous rassure et nous éclaire.
Lorsqu’il ne chasse pas, durant son temps libre, notre hôte est employé par la commune sur laquelle la maison – notre maison ? – a été bâtie. Enfant du pays, bûcheron de métier, il fonctionne comme garde champêtre, garde forestier, garde-faune et garde-chasse, seule la pêche échappe à sa vigilance, il n’y a dans cette commune ni cours d’eau ni étang. Il est aussi responsable de l’intendance de cette maison et doit veiller sur elle et ses habitants – c’est aussi le devoir de chaque habitant de la commune.
A chaque changement d’hôte – l’homme noir est resté plusieurs années – il doit venir informer de tout ce qui relève de l’intendance ; féru d’histoire, il en profite pour parler de l’épaisseur du lieu. Le passage de témoin entre les hôtes n’est pas de son ressort, il sait que ce rituel obéit à d’autres lois, qui le dépassent, et à des signes qui lui échappent ; mais lui sait voir d’autres signes, tout aussi subtils, ces signes qui disent un changement d’habitants : des volets entr’ouverts de telle ou telle façon, la manière de ranger la fourche et le balai au poulailler, les souliers devant la porte et mille autres détails que seuls des habitués peuvent remarquer ; lui passe ici presque chaque jour, mais le plus souvent sans se faire voir, il n’aime pas déranger. Il nous explique que l’autre jour, lui et ses amis chasseurs se seraient contentés de nous saluer si nous ne les avions pas invités à entrer. Avant de poursuivre, il nous remercie de notre accueil, celui d’aujourd’hui et celui de l’autre jour. Ses paroles me font du bien et je commence à me demander si ma place ne serait pas ici.
– Janus, quand viendras-tu m’instruire ? Ne tarde pas, je vois poindre les couleurs de février et je ne connais pas encore mon rôle.