Plus que 365 jours… (51/365)

Orangé comme février – XX

[Chroniques – extraits (juin 1934)]

Avant de partir, ce matin après la naissance de Maryam, le syndic nous a promis qu’il informerait la population de notre présence, sans tarder et avec l’aide de Günter, afin d’éviter qu’une rencontre fortuite entre des villageois et nous – Maryam, Judith et moi – puisse créer de la peur, avec ce qui s’ensuit en général. Il nous a aussi dit qu’il organiserait les présentations entre les habitants de la commune et nous, rapidement, mais par petits groupes, afin que nous sachions à qui parler librement et de qui nous méfier – il a parlé de drôles de gens qui passent parfois par ici ; certains se disent voyageurs, sans préciser le motif de leur voyage, d’autres fuient à la vue des douaniers. (Par la suite, Günter a précisé que c’était très rare, mais je pense qu’il veut nous rassurer.)

[…]

Ce matin, la sage-femme – elle s’appelle Eva – est venue nous voir, accompagnée par un couple. Tandis qu’elle examinait Maryam – qui se porte à merveille – et parlait à Judith, l’homme s’approcha de Bucéphale, notre compagnon de fuite qui broutait dans le pré ; j’allais crier, mais quelque chose me retint. J’assistai alors à une scène d’une stupéfiante beauté, une sorte de danse entre deux colosses. Bucéphale, un étalon Shire – cheval de trait de haute taille – faisait face à l’homme, presqu’aussi grand que lui et large d’épaules. Avec sa bouche, l’homme produisait des sons faits de claquements et de sifflements mêlés, des sons qui semblaient faire le tour de l’alpage, ricocher sur les rochers, les arbres et les murs avant d’atteindre les oreilles de Bucéphale ; de plus, ces sons arrivaient en deux temps et de directions différentes ; les sifflements arrivaient les premiers, comme s’ils avaient trouvé un raccourci entre les sapins, alors que les claquements arrivaient quelques instants plus tard, comme alourdis par un détour qu’ils auraient fait sur un chemin trop caillouteux. Ces sons avaient un effet extraordinaire sur l’étalon ; ses oreilles bougeaient, mais sans aucune coordination, comme si l’une était chargée de recevoir les signaux de toutes ces directions et que l’autre devait les quittancer, comme un pavillon qui émet en morse. Après chaque salve de sons l’homme faisait un grand pas vers le cheval et le cheval l’imitait. Après trois salves, ils étaient pour ainsi dire front contre front. L’homme enlaça le cheval qui, à son tour, produisit des sons, des sons que je n’avais jamais entendus mais qui disaient la confiance. L’homme se mit à faire le tour du cheval, lentement, soulevait chaque patte, inspectait chaque sabot. Durant ce tour, la tête de Bucéphale suivait celle de l’homme et semblait lui faire des confidences.

Au terme de ces mouvements, l’homme vint vers moi et se présenta ; «je suis Robert, le forgeron ; la nuit de la naissance de Maryam – tout le village connaît maintenant le prénom de votre fille, Peter –, lorsque vous montiez du village, le syndic a observé que votre cheval boitillait ; il m’a demandé de venir voir, me voilà. Si vous êtes d’accord, je vais emmener Bucéphale à la forge pour le ferrer à neuf et je reviendrai avec lui ce soir.» Sans un mot, j’ai acquiescé. La femme s’est alors avancée ; «je suis Olga, la compagne de Robert, l’institutrice du village ; si vous êtes d’accord, j’aimerais seconder Günter, cet homme bon, pour parfaire votre apprentissage de notre langue et, le moment venu, instruire Maryam.» Sans un mot, j’ai acquiescé, laissant libre cours à mes larmes.
Plus tard, autour de la table, Judith et moi nous sentions un peu comme une Marie et son Joseph, entourés de santons venus rendre hommage à une enfant et nous apportant le meilleur d’eux-mêmes.

Eva est restée avec Judith et la petite tandis que je descendais au village avec Olga et Robert. Je voulais épargner au forgeron la peine de remonter avec Bucéphale, et j’avais hâte de faire connaissance des villageois et de remercier le syndic. Avant que je parte, Judith m’avait confié la fournée de bagels qu’elle avait cuits le matin même, pour que je les offre aux santons.

Plus que 365 jours… (50/365)

Orangé comme février – XIX

Ce jour de janvier, palot dehors mais chaleureux dedans, tirait à sa fin. Paulinho était venu informer les nouveaux hôtes de l’alpage des éléments d’intendance indispensables au bon fonctionnement du lieu, et il avait aussi parlé de l’existence du livre – Chroniques – et de sa raison d’être, car il s’était rendu compte que l’homme noir ne l’avait pas fait.

La seconde guerre – celle qui avait éclaté après l’arrivée de Maryam, Judith et Peter – et l’époque qui l’avait suivie, avec son cortège de menaces, étaient révolues depuis longtemps, Chroniques n’avait donc plus besoin d’être caché sous le plancher situé sous la table, pourtant l’homme noir l’y avait remis avant de partir, sans en informer le couple auquel il avait passé le relais. Paulinho l’avait immédiatement remarqué, la règle voulant que Chroniques, témoin de la renaissance du lieu, trône au milieu de la table, car il n’y avait plus de menace extérieure et chacun devait pouvoir comprendre ce lieu – les valeurs de ce lieu – en se plongeant dans les lignes de l’épais recueil, régulièrement complété et mis à jour depuis huitante-cinq ans. Paulinho ne parvenait pas à comprendre cet oubli – ce manquement ? – de l’homme noir qu’il avait vu écrire dans Chroniques vers mi-décembre encore.

«Peu importe, dit Paulinho avant de prendre congé, vous voilà maintenant au courant de l’essentiel de ce que vous devez savoir pour être des hôtes dignes de ce lieu ; le reste vous l’apprendrez par vous-mêmes en lisant ces lignes rédigées entre janvier 1934 et décembre 2018.»
Malgré la bienveillance du ton, ces propos résonnaient comme une injonction, injonction qui semblait s’adresser autant au couple qui avait pris le relais de l’homme noir qu’à leur premier hôte, le marcheur du blanc. Ce dernier se demandait plus que jamais où était sa place ; ici, dans ce lieu consacré à l’accueil et au recueil, ailleurs, dans un lieu qu’il devait encore découvrir, ou alors à l’endroit d’où il était parti ? Il se disait que février, qui approchait à grand pas, ne serait pas de trop pour y réfléchir, sans compter qu’il brûlait de se plonger dans Chroniques.

Oui, songeait-il, l’injonction de Paulinho s’adressait aussi à moi.

Plus que 365 jours… (49/365)

Orangé comme février – XVIII

Puis ce fut mon grand-père qui prit la parole, dit Paulinho en montrant une page du livre, comme pour prouver qu’il n’inventait rien – Paulinho parlait aux hôtes de l’alpage et au marcheur du blanc, leur premier hôte ; il leur racontait les heures qui avaient suivi la naissance de Maryam, la fille de Judith et de Peter ; son grand-père avait assisté à tout cela, puisque cette fameuse nuit de juin, lorsque Peter était descendu au village avec son cheval, c’est à la porte des grand-parents de Paulinho que Peter avait frappé en premier ; ils étaient allés réveiller la sage-femme et l’avaient accompagnée à l’alpage, avec Peter, et le cheval. Et Paulinho, bien que pas encore né à cette époque, la connaissait par cœur cette histoire, tant on la lui avait racontée.

Puis ce fut mon grand-père qui prit la parole, dit Paulinho en montrant une page du livre, comme pour prouver qu’il n’inventait rien. Mon grand-père dit à Peter que le hasard avait bien fait les choses, qu’il avait frappé à la bonne porte, celle du syndic du village – chez nous on dit syndic, ailleurs on dit maire, dans le pays d’où vous venez on dit Burgmeister, je parle un peu allemand, mais pas aussi bien que Günter, votre ange gardien, ce douanier qui n’oublie pas qu’il y a un humain sous son uniforme. Ce que Günter a fait ne me surprend pas et ne surprendra sans doute personne, mais ne vous en faites pas, je me porte garant des gens de notre village, une partie d’entre nous sommes issus de familles chassées de France par la révocation d’un édit ; déjà les religions divisaient les peuples, déchiraient les familles, alors soyez les bienvenus, vous Peter, avec Judith votre compagne et Maryam, ce cadeau du ciel. Depuis cette nuit, c’est tout un village qui veillera sur vous, nous allons sans doute vers des temps très durs, mais ici vous serez à l’abri.

Ainsi parlait mon grand-père, disait Paulinho. Et les jours qui suivants virent défiler les gens du village qui montaient, par petits groupes, présenter leurs hommages à ceux que le syndic avait mis sous la protection de la commune, Maryam, Judith et Peter. Pas un seul ne manqua à l’appel, pas un seul ne remit en question la décision du syndic, chacun semblait capable de se mettre à la place de Maryam, de Judith et de Peter.

Plus que 365 jours… (48/365)

Orangé comme février – XVII

Paulinho interrompt sa lecture, mais ne referme pas le livre – Chroniques –, il se met à raconter les heures et les jours qui suivirent la naissance de Maryam, la fille de Judith et de Peter et, ce faisant, il se réfère au livre, tourne ses pages, met en évidence tel ou tel élément.

Après la naissance, tandis que Maryam et sa mère dormaient paisiblement, Peter se mit à raconter son histoire à mes grands-parents et à la sage-femme. Si Günter, disait Peter, le sergent des douanes, notre ange gardien en chef, ne vous a pas encore parlé de nous, c’est qu’il repoussait ce moment, car nous avions peur, lui et nous, ainsi que les douaniers qui forment son détachement, peur de vos réactions, vous, les gens de la commune, vous, les gens du village. Comment vous dire en effet que cet alpage abandonné  depuis la fin de la guerre était à nouveau habité, et par des réfugiés illégaux, protégés par un détachement de douaniers, eux aussi dans l’illégalité,  la plus pure illégalité ? Et comment vous expliquer que Günter nous avait été recommandé par un de ses cousins berlinois, nous qui avons traversé toute l’Allemagne et sommes passés par Strasbourg et Bâle avant d’arriver ici ?

Nous espérions que la naissance de Maryam ne nécessiterait aucune intervention extérieure, mais il en a été autrement, disait Peter en regardant la sage-femme. Celle-ci elle s’appelait Marianne – lui répondait que son intervention n’aurait pas été nécessaire, mais qu’elle les comprenait, lui Peter et sa femme Judith, qu’ils n’avaient pas d’expérience, que c’était bien normal ; la nature fait en général bien les choses, mais cela, on ne le sait pas tout de suite, la vie doit d’abord nous l’apprendre. En disant cela à Peter, Marianne lui avait posé la main sur l’épaule, comme pour lui transmettre un peu de son expérience, un peu de son calme.

Puis ce fut mon grand-père qui prit la parole, dit Paulinho en montrant une page du livre, comme pour prouver qu’il n’inventait rien.

Plus que 365 jours… (47/365)

Orangé comme février – XVI

[Chroniques – extraits]

Judith et moi, Peter, son compagnon, ne sommes pas arrivés ici par hasard. Mais expliquer exactement pourquoi nous sommes ici, et exactement ici, relève à la fois du facile et du difficile. Il serait par exemple facile d’affirmer qu’on a quitté notre pays pour sauver notre vie, mais qu’en savons-nous, pouvons-nous vraiment affirmer que nous serions morts là-bas, à l’heure qu’il est ? Et sommes nous sûrs que notre vie sera meilleure ici ? Et à quelle échelle de temps ?

Nous sommes le 1er janvier 1934, voilà six mois que nous vivons ici, à l’insu de tous, sauf des douaniers, nos anges gardiens. Judith est enceinte. Si tout se passe bien, notre enfant sera un enfant du solstice. Quelle langue lui parlerons-nous, celle d’ici ou celle de là-bas, le pays d’où nous venons ? Retournerons-nous un jour dans ce pays ? Voudrons-nous montrer ce pays à notre enfant, voudrons-nous lui faire connaître nos familles ? Jusqu’à quand restera-t-il des membres de nos familles dans ce pays ?

Jamais nous ne pourrons faire croire que nous avons toujours été ici, mais dans ce pays multilingue, dans ce pays dont l’une des langues nationales nous est familière, nous pourrons toujours dire que notre accent – il diminue, d’après Fritz – vient  de la partie alémanique.Judith et moi avons décidé de poursuivre  notre apprentissage du français avec Fritz, ce douanier bilingue originaire du nord de la Suisse. Il nous a donné un dictionnaire, chaque semaine il nous apporte des livres ; il lit et nous lisons après lui, il nous parle et nous lui répondons. Nos conversations portent sur la situation en Europe. Nous sommes inquiets, tous les trois, comme des millions d’Européens. Il est très bien informé, et nous aussi. Il nous apporte des journaux, dans plusieurs langues, et depuis quelques temps, nous avons même une radio. Ici, les ondes passent bien.

Pour Judith et moi, apprendre le français, le parler, le lire couramment et l’écrire le mieux possible, signifie accepter l’idée de ne peut-être jamais rentrer chez nous, et peut-être même de ne jamais dire à personne que  ce chez nous a existé. Pour Judith et moi, apprendre le français c’est aussi, d’une certaine manière, revivre notre rencontre ; c’était à un cours du soir, dans une ville d’Allemagne, au début 1930 ; j’apprenais l’allemand à des gens venus de l’est.

Depuis que Judith est enceinte, nous avons décidé de parler le français entre nous, de la même manière que nous avons utilisé l’allemand pour nous dire notre amour. C’est sans doute en français que nous dirons à notre enfant que nous l’aimons, et c’est peut-être notre enfant qui décidera si nous devons rester ici ou retourner là-bas.


Plus que 365 jours… (46/365)

Orangé comme février – XV

Paulinho ne poursuit pas immédiatement son récit. Il se lève tranquillement, repousse sa chaise en arrière, sort son couteau, l’ouvre ; puis on le voit disparaître sous la table. Ceux qui assistent à la scène restent assis, mais reculent avec leur chaise et se penchent pour regarder sous la table ; ils sont trois, ceux qui assistent à cette scène : le couple – les hôtes de ce lieu depuis peu de temps – et le marcheur du blanc, arrivé quelques jours après eux, leur premier hôte.

Ce qu’ils voient sous la table n’a rien d’inquiétant. A l’aide de son couteau, Paulinho soulève des morceaux de plancher – une sorte de trappe que l’on n’avait pas encore vue –, les dépose, plonge ses mains dans le trou sombre, mains qui ressortent en tenant un grand rectangle, assez épais, d’un certain poids, si l’on en juge par ses gestes. Il pose le rectangle à côté des morceaux de plancher. Le plancher et le couteau sont refermés, le rectangle est posé sur la table et Paulinho reprend sa place, mais pas encore le récit.

L’objet rectangulaire n’est pas encore visible, il est emballé dans un sac de toile, du lin. Paulinho en sort un grand livre, format atlas, relié en cuir, un beau cuir brun chocolat, un chocolat qui aurait une bonne teneur en cacao. Sur la couverture, finement incrustées, dix lettres argentées, un mot, Chroniques. Paulinho ne l’ouvre pas, il fait durer le plaisir. Il dit : «C’est à Peter que l’on doit ce recueil ; il a fabriqué le papier qu’il a cousu en cahiers qu’il a reliés pour en faire ce livre, puis il s’est mis à rédiger ; les premières chroniques sont de lui. Mais de tout cela, je vous parlerai plus tard, pour l’instant, écoutons-le.» Paulinho ouvre Chroniques et se met à lire.

«Judith et moi, Peter, son compagnon, ne sommes pas arrivés ici par hasard. Mais expliquer exactement pourquoi nous sommes ici, et exactement ici, relève à la fois du facile et du difficile. » [à suivre…]

Plus que 365 jours… (45/365)

Orangé comme février – XIV 

«Avant l’enterrement, j’ai voulu écrire une lettre pour que mon grand-père – mort d’une crise d’apoplexie en plein travail – l’emporte avec lui, pour qu’il ne m’oublie pas ; dans une histoire que ma grand-mère m’avait racontée, quelqu’un écrivait à un ami disparu.

Je ne savais pas encore écrire, alors ma grand-mère guidait ma main tandis que je disais les mots, de pauvres mots d’un enfant de cinq ans et demi qui pleure son grand-père ; de l’autre main, elle essuyait nos larmes. « Avô, pourquoi es-tu parti sans moi ? Fais-moi signe, j’aimerais savoir où tu es. S’il te plaît, ne choisis pas un caveau dans le grand cimetière, tu sais, j’ai peur du noir. » En bas de la lettre, j’ai mis mon prénom, Fernando, sans l’aide de ma grand-mère. Les adultes calmèrent mes craintes en m’expliquant que mon grand-père avait choisi – de longue date – la crémation ; il voulait connaître une dernière fois le vent de l’Algarve, nourrir sa terre ou alors les poissons. Ma lettre fut donc brûlée et les cendres mélangées à celles de mon grand-père.

Un contremaître de la conserverie – un pays – nous emmena en voiture vers le sud où nous répandîmes les cendres dans la brise du soir, face à l’océan. Nos prières furent laïques, faites de chants et de poèmes, des mots de Pessoa, de Zeca Afonso et d’autres humains que nous aimions. J’aimais les bougies et les vitraux des églises, mais ma grand-mère m’expliqua que l’Eglise interdisait toute cérémonie funèbre pour quelqu’un qui avait choisi d’être incinéré. Je crois que la graine de mon athéisme fut plantée ce soir-là, face à l’océan, sur cette terre fertile qui m’avait vu naître cinq ans et demi plus tôt.

Puis tout s’accéléra. Un cousin nous envoya ses condoléances depuis la Suisse où il avait fui la dictature, au début des années soixante. Il parlait d’un pays paisible, qui n’était pas un paradis, mais dans lequel il y avait du travail, mieux payé que chez nous, des logements confortables, de bonnes écoles et un bel avenir. Il croyait à une possible démocratie pour le Portugal, mais pas à un avenir économique ; il invitait mes parents et ma grand-mère à réfléchir, venez-voir, leur disait-il.

Notre dernier Noël au Portugal ne fut pas moins triste que le précédent, un autre repas frugal la veille d’un autre départ vers l’inconnu, pour mes parents d’abord. Nous, ma grand-mère et moi, on restait à Lisbonne avant de les rejoindre, peut-être. Ma grand-mère remplaça ma mère à l’épicerie. En mars, on reçut une lettre de Suisse. On m’avait inscrit à l’école, je devais venir avec ma grand-mère, au plus tard mi-août.

J’habite cette tour depuis août 1975, cette tour d’où je vois votre jardin, Mathilde, disait Fernando dans la maison qui était au milieu de ce jardin.»

Plus que 365 jours… (44/365)

Orangé comme février – XIII 

«La rue, les espaces publics et certains lieux y attenant furent mes premières classes – sans minimiser tout ce que j’appris dans mon Algarve natale, mais ces apprentissages du sud ne m’ont pas servi à grand chose lorsque, plus tard, je fus dans de vraies classes, ou alors ils me servirent à m’évader, ce qui n’était pas au programme, disait Fernando à Mathilde, dans la maison de celle-ci.

J’ai appris le calcul au marché et dans les commerces que nous fréquentions. Ma grand-mère me demandait de trouver la somme exacte de nos dépenses, de vérifier la monnaie qui nous était rendue, de déduire le prix d’un oeuf à partir de celui d’une douzaine, de compter le nombre de pastéis de bacalhau que l’on pouvait obtenir avec un escudo ; en cas de succès, je pouvais choisir une pâtisserie. Le soir, lorsque ma grand-mère avait oublié d’effacer mes moustaches éphémères avec son mouchoir brodé et humecté de salive, ma mère la grondait, prétendant qu’elle et ses chiffres me rendraient mastodonte – il est vrai que je ne me trompais guère. Les hommes, eux, me défendaient et inventaient des problèmes pour rire, problèmes dans lesquels je devais vider ou remplir des baquets à coups de trompe ; jamais je me fichais dedans – pourtant j’aime l’eau – et souvent je trouvais même l’âge du capitaine.

Dans les cimetières où ma grand-mère m’emmenait pour apprendre le nom des pierres, je devais dire combien de temps le capitaine avait vécu, ainsi que sa femme, calculer les intervalles entre les naissances de leurs enfants, l’âge de la mère, l’âge de la veuve et toutes sortes d’autres choses – joyeuses ou pas – qui disaient la vie de ces familles enfermées dans ces caveaux qui formaient ces allées de l’éternité.

Certaines vitrines étant pour les enfants plus transparentes que d’autres – ma grand-mère le savait bien –, lire correctement ne donnait droit à aucune récompense. Les premières enseignes que je sus lire furent padaria et pastelaria ; barbearia vint bien après. Dans les rues de mon enfance, les enseignes étaient variées et rédigées en portugais. Souvent, l’après-midi, ma grand-mère guidait mon doigt dans des livres qu’elle avait emprunté pour quelques heures dans des baraques que l’on trouvait dans les parcs publics. En rentrant d’un de ces après-midi de plein air, je lus sur le visage de ma mère qu’un drame s’était produit. On venait de passer l’équinoxe.»

Plus que 365 jours… (43/365)

Orangé comme février – XII

«Notre vie reprit donc des couleurs pour quelques mois, poursuivait Fernando dans la maison de Mathilde et de celui qui était parti marcher pour quelques mois.

Les couleurs des jours, des semaines et des mois qui suivirent le 25 avril 1974 furent difficiles à saisir, tant elles alternaient, comme les sentiments des Portugais ; régulièrement on passait de la joie à la colère, de l’espoir aux craintes, de l’amour à la haine, du dialogue à la grève. Cela dura deux ans. Au printemps 1976, une nouvelle Constitution fut votée ; les couleurs du drapeau ne changèrent pas, mais le pays était maintenant une démocratie.

Pour moi c’était le gai qui dominait. Le travail s’assouplit pour mon père et mon grand-père ; eux et leurs collègues travailleurs n’eurent besoin que de deux courtes grèves pour imposer de meilleures conditions de travail, humaines, tout simplement. Le patron de la conserverie était un homme éclairé, marié à une femme moderne que le secondait dans l’ombre ; ils étaient prêts à entrer dans la modernité, mais n’osaient le faire trop ouvertement en ces temps incertains où tout pouvait à nouveau basculer. Alors on fit la grève, me raconta mon père plus tard, mais un peu comme au théâtre, un peu comme dans un jeu – il me dirait aussi qu’eux eurent de la chance, car ailleurs des grèves furent de vraies grèves, dures, impitoyables, avec leurs lots de misère, de blessés et de morts.

Ma mère trouva du travail, dans une épicerie du quartier, et ma grand-mère admit qu’elle n’en trouverait pas. Alors, elle et moi, on s’occupait du modeste foyer, on faisait le marché, les repas et, entre toutes ces tâches, on parcourait les rues, on fréquentait les places et les jardins publics, une sorte d’école buissonnière. Pour nous, la vie était devenue plus légère et si, de loin, nous repérions une manifestation ou un piquet de grève, nous changions notre cap pour éviter le rouge – ma grand-mère m’expliquerait plus tard sa méfiance des rouges, elle qui ne porta jamais d’oeillet à la boutonnière.

Au cours du printemps et de l’été 1974, je renouai avec l’insouciance et j’abordai les bases de l’instruction scolaire, avec ma grand-mère, la seule maîtresse que j’ai aimé.»

Plus que 365 jours… (42/365)

Orangé comme février – XI

Chamava-se Catarina
[Zeca Afonso]

«Le soir du 22 mai 1964, Zeca Afonso est attendu à Grândola, à une centaine de kilomètres au sud de Lisbonne, dans la province de l’Alentejo, grenier à blé du Portugal. Une société musicale de la ville, la Fraternité ouvrière de Grândola, l’a invité en seconde partie du concert qu’elle organise à 22 heures à la salle des fêtes de cette cité d’une vingtaine de milliers d’habitants.

Le 21 mai, Zeca Afonso compose une chanson spécialement pour le concert du lendemain, pour remercier ces femmes et ces hommes qui ont le courage de l’inviter à Grândola en pleine dictature, lui le chanteur populaire devenu chanteur politique, lui l’enseignant qui s’engage contre la fascisme – et qui sera expulsé de la fonction publique en 1967. Cette chanson parle de Catarina Eufémia, ouvrière agricole tuée par un gendarme en 1954, alors qu’elle participait à une grève pour de meilleurs salaires. Catarina Eufémia est un symbole pour le peuple de l’Alentejo. La chanson enflamme la salle.

Après le concert, Zeca Alfonso écrit à ses parents […] Si un jour je dois quitter ce pays, c’est le souvenir de ces hommes que j’ai rencontrés à Grândola et dans d’autres lieux identiques qui me fera revenir.[…]

Dans les jours qui suivent, pour remercier encore une fois ces humains de Grândola, Zeca Afonso compose ce poème qu’il envoie à la Fraternité ouvrière de Grândola, ce poème qui lancera dix ans plus tard la Révolution des oeillets au Portugal.»

Elle s’appelait Catarina
[Zeca Afonso]

Grândola vila morena
Grândola ville brune
Terra da fraternidade
Terre de fraternité
O povo é quem mais ordena
Seul le peuple ordonne
Dentro de ti ó cidade
En ton sein, ô cité

Dentro de ti ó cidade
En ton sein, ô cité
O povo é quem mais ordena
Seul le peuple ordonne
Terra da fraternidade
Terre de fraternité
Grândola vila morena
Grândola ville brune

Em cada esquina um amigo
A chaque coin de rue un ami
Em cada rosto igualdade
Sur chaque visage l’égalité
Grândola vila morena
Grândola ville brune
Terra da fraternidade
Terre de fraternité

Terra da fraternidade
Terre de fraternité
Grândola vila morena
Grândola ville brune
Em cada rosto igualdade
Sur chaque visage l’égalité
O povo é quem mais ordena
Seul le peuple ordonne

À sombra de uma azinheira
A l’ombre d’un chêne vert
Que já não sabia a idade
Qui ne connaît pas son âge
Jurei ter por companheira
J’ai juré d’avoir pour compagne
Grândola a tua vontade
Grândola, ta volonté

Grândola a tua vontade
Grândola, ta volonté
Jurei ter por companheira
J’ai juré d’avoir pour compagne
À sombra de uma azinheira
A l’ombre d’un chêne vert
Que já não sabia a idade
Qui ne connaît pas son âge.