Orangé comme février – XX
[Chroniques – extraits (juin 1934)]
Avant de partir, ce matin après la naissance de Maryam, le syndic nous a promis qu’il informerait la population de notre présence, sans tarder et avec l’aide de Günter, afin d’éviter qu’une rencontre fortuite entre des villageois et nous – Maryam, Judith et moi – puisse créer de la peur, avec ce qui s’ensuit en général. Il nous a aussi dit qu’il organiserait les présentations entre les habitants de la commune et nous, rapidement, mais par petits groupes, afin que nous sachions à qui parler librement et de qui nous méfier – il a parlé de drôles de gens qui passent parfois par ici ; certains se disent voyageurs, sans préciser le motif de leur voyage, d’autres fuient à la vue des douaniers. (Par la suite, Günter a précisé que c’était très rare, mais je pense qu’il veut nous rassurer.)
[…]
Ce matin, la sage-femme – elle s’appelle Eva – est venue nous voir, accompagnée par un couple. Tandis qu’elle examinait Maryam – qui se porte à merveille – et parlait à Judith, l’homme s’approcha de Bucéphale, notre compagnon de fuite qui broutait dans le pré ; j’allais crier, mais quelque chose me retint. J’assistai alors à une scène d’une stupéfiante beauté, une sorte de danse entre deux colosses. Bucéphale, un étalon Shire – cheval de trait de haute taille – faisait face à l’homme, presqu’aussi grand que lui et large d’épaules. Avec sa bouche, l’homme produisait des sons faits de claquements et de sifflements mêlés, des sons qui semblaient faire le tour de l’alpage, ricocher sur les rochers, les arbres et les murs avant d’atteindre les oreilles de Bucéphale ; de plus, ces sons arrivaient en deux temps et de directions différentes ; les sifflements arrivaient les premiers, comme s’ils avaient trouvé un raccourci entre les sapins, alors que les claquements arrivaient quelques instants plus tard, comme alourdis par un détour qu’ils auraient fait sur un chemin trop caillouteux. Ces sons avaient un effet extraordinaire sur l’étalon ; ses oreilles bougeaient, mais sans aucune coordination, comme si l’une était chargée de recevoir les signaux de toutes ces directions et que l’autre devait les quittancer, comme un pavillon qui émet en morse. Après chaque salve de sons l’homme faisait un grand pas vers le cheval et le cheval l’imitait. Après trois salves, ils étaient pour ainsi dire front contre front. L’homme enlaça le cheval qui, à son tour, produisit des sons, des sons que je n’avais jamais entendus mais qui disaient la confiance. L’homme se mit à faire le tour du cheval, lentement, soulevait chaque patte, inspectait chaque sabot. Durant ce tour, la tête de Bucéphale suivait celle de l’homme et semblait lui faire des confidences.
Au terme de ces mouvements, l’homme vint vers moi et se présenta ; «je suis Robert, le forgeron ; la nuit de la naissance de Maryam – tout le village connaît maintenant le prénom de votre fille, Peter –, lorsque vous montiez du village, le syndic a observé que votre cheval boitillait ; il m’a demandé de venir voir, me voilà. Si vous êtes d’accord, je vais emmener Bucéphale à la forge pour le ferrer à neuf et je reviendrai avec lui ce soir.» Sans un mot, j’ai acquiescé. La femme s’est alors avancée ; «je suis Olga, la compagne de Robert, l’institutrice du village ; si vous êtes d’accord, j’aimerais seconder Günter, cet homme bon, pour parfaire votre apprentissage de notre langue et, le moment venu, instruire Maryam.» Sans un mot, j’ai acquiescé, laissant libre cours à mes larmes.
Plus tard, autour de la table, Judith et moi nous sentions un peu comme une Marie et son Joseph, entourés de santons venus rendre hommage à une enfant et nous apportant le meilleur d’eux-mêmes.
Eva est restée avec Judith et la petite tandis que je descendais au village avec Olga et Robert. Je voulais épargner au forgeron la peine de remonter avec Bucéphale, et j’avais hâte de faire connaissance des villageois et de remercier le syndic. Avant que je parte, Judith m’avait confié la fournée de bagels qu’elle avait cuits le matin même, pour que je les offre aux santons.