Plus que 365 jours… (12/365)

Blanc comme janvier – XII

A point d’heure j’ai vu partir l’intello, il avait son sac de quand il part longtemps. En fin d’matinée, le bègue est venu chez elle. Bizarre j’l’avais jamais vu dans c’te rue, mais dans ma rue oui, même qu’une fois il avait fait mine de m’causer, rien compris ! j’y avais dit, alors il avait pas insisté, le bègue !

Il est reparti d’chez elle en fin d’après-midi, tout guilleret. Vachement long tout ça ! Qu’est-ce qui z’ont pu bien foutre tout c’temps ? La jardinière et le bègue ! ben j’y aurais pas pensé mon cochon ! ça commence fort 2019 ! j’sens qu’on va bien rigoler ! Et l’autre qui marche comme un con ! Mais p’t’être qu’il est pas seul après tout…

Plus que 365 jours… (11/365)

Blanc comme janvier – XI

Avant d’entrer, il enlève son chapeau, le secoue, ainsi que sa veste.

Le chapeau est suspendu à un crochet au-dessus du fourneau, la veste mise sur un cintre suspendu à un autre crochet ; on dirait que la cuisine est le vestibule des balades. Il se demande si c’est sur son cintre à lui qu’elle a mis sécher la veste qu’il vient de lui tendre.

Sans un mot, ils s’installent à la table. Son oeil est attiré par le carnet ouvert. Il reconnaît le potager et l’espace attenant, un rond représente le pommier et un rectangle le banc. Il n’a jamais eu de difficulté pour lire un plan. Il hoche la tête, on dirait qu’il approuve l’esquisse.

Il garde la tête penchée sur le carnet, n’osant pas encore la regarder, elle est si près. Lorsqu’il lève les yeux, c’est en direction du bouillon, qui commence à se faire sentir.

Elle se lève, goûte, assaisonne. Sans un mot, deux assiettes creuses sont mises sur la table, la casserole au milieu, sur une ardoise grise, souvenir d’une randonnée. Du pain est coupé, ainsi que du fromage.

Avant d’entamer le repas, elle le regarde, sourit gravement, et se met à psalmodier des vers. Il soutient son regard, guettant son premier silence pour enchaîner.

Non, il ne bégayait pas en portugais, et il aimait Pessoa.

Plus que 365 jours… (10/365)

Blanc comme janvier – X

Il s’était imaginé qu’il attendrait la belle saison, qu’il prendrait le temps, qu’il se préparerait, qu’il choisirait les mots, qu’il s’exercerait.

Cela fait longtemps qu’il a envie de leur parler, de leur dire plus que bonjour, il sent qu’ils ont des choses à partager. Mais les aborder par elle l’intimide moins. Lui ressemble trop au dernier prof. qu’il a eu, alors, on ne sait jamais…

Lorsqu’il avait enfin pu rejoindre ses parents en Suisse, il était entré à l’école, la petite école du quartier, avec toute la joyeuse cohorte des enfants de son âge. Comme eux, il n’était jamais allé à l’école, il commençait donc en même temps que les autres, avec les autres, sans handicap et plein d’espoir. Il était curieux, aimait dessiner et les livres l’attiraient.

Pourtant ça se grippa dès le début et personne ne le comprit. Il mit beaucoup de temps à apprendre à lire, on le força à tenir le crayon de la main droite, son accent faisait rire et le bégaiement s’installa. Au gré des redoublements, il perdit les quelques camarades qui le soutenaient et, sans savoir comment, se retrouva hors de l’école avant l’âge légal. Pourquoi le garder jusqu’à quinze ans révolus, avait dit le directeur, il n’y a plus rien à en tirer, et M. Michel refuse de le garder un an de plus, en trente ans de carrière, il n’a jamais vu ça, vous n’ avez qu’à le prendre avec vous sur les chantiers, on ne parle pas français sur les chantier, ou bien, et puis j’y pense, votre fils, il bégaie aussi dans votre langue, c’est déjà quoi votre langue ?

Qu’est-ce qui le décida à l’aborder le premier jour ? Sans doute la lassitude d’attendre, mais peut-être aussi le sentiment d’être prêt. Et maintenant que, souriante, elle lui faisait signe d’entrer, il était convaincu d’avoir fait le bon choix.

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Blanc comme janvier – IX

C’est aussi le blanc qui lui fait ouvrir son carnet, lorsqu’elle rentre avec les poireaux.

Quelques centimètres de neige et le jardin lui est apparu comme une page blanche, une page à réécrire, un espace à réorganiser. Dans son carnet, elle essaie d’y voir clair. D’abord l’inventaire des graines qu’elle a, ensuite celui des graines qu’il faudrait avoir pour que le jardin les nourrisse durant toute l’année, puis un calendrier, avec une esquisse de plan, puis plus rien, le vide, les doutes. Reviendra-t-il ? Partira-t-elle ? Et même pour deux, ce potager a-t-il encore du sens ? Une page à tourner ?

Comme un automate, elle prépare les légumes pour le bouillon dont elle se réjouissait, tout à l’heure encore. Les gestes s’enchaînent, l’eau mijote, les légumes commencent à transmettre à l’eau un peu de leur couleur ; elle contemple ce spectacle mille fois vu, comme hypnotisée. Brusquement, la lumière diminue du côté de la porte-fenêtre, elle se tourne. Il y a l’homme, dans la position exactement symétrique à celle qu’elle avait tout à l’heure en contemplant la neige qui frappait aux carreaux. L’homme est entre elle et la neige qui continue à tomber, il doit avoir le dos qui blanchit. Son visage est paisible, à demi éclairé par un sourire timide. Elle fait un pas, le regarde, sourit, un pas encore, ouvre et lui fait signe d’entrer.

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Blanc comme janvier – VIII

Peut-être assez de neige, mais plus assez de temps, ce sera donc la tente et pas un igloo.

Arrivé sur la crête il a passé trop de temps à contempler les blancs qui s’offraient à son regard, en particulier ceux de cette ville qui apparaît à l’est, maintenant que le ciel est dégagé ; la nuit sera froide. Sur une page noire de son carnet, il a esquissé les contours de cette silhouette claire qui aurait presque des allures de ville nord-africaine, ou d’orient. Il suffit de cligner des yeux pour se convaincre que ces formes aux tons clairs qui descendent le coteau jusqu’au lac sont casbahs, médinas, minarets.

Il avise un bouquet de sapins ; l’espace délimité par les troncs est idéal pour dresser la tente, pas trop de grosses racines et les branches les plus basses forment comme un avant-toit naturel. Il se dit aussi que ces troncs rassemblés en forme de cercle irrégulier devaient avoir un projet commun, offrir un abri aux animaux qui passeraient par là, une sorte de tipi. Il a l’impression de monter sa tente sous un tipi, que ces arbres veillent sur lui. Non pas qu’il a peur, mais il se sent animal, tous les sens en éveil, en symbiose avec la nature, mais sur ses gardes.

La nuit qui tombe le voit cuisiner sur un réchaud rudimentaire, se nourrir, se réchauffer, se préparer à passer du temps avec elle. Elle se fait plus sombre pour lui permettre de la scruter. Il se console de ne pas bien connaître les étoiles avec des chants et des comptines resurgis des veillées de son enfance. Il rit tout seul en demandant à un ami invisible s’il pourrait porter un tronc, deux troncs, trois troncs, quatre troncs, cinq troncs, citron.

Plus tard, sous la tente, il croit entendre l’écho d’un rire venu d’ailleurs ; il pense à ceux qu’il aimait, il pense à ceux qu’il aime, et s’endort, enveloppé par la nuit.

Plus que 365 jours… (7/365)

Blanc comme janvier – VII

Du balcon, il voit la partie du jardin qui l’intéresse le plus, le potager et son carré attenant, avec le vieux pommier et le banc.

Du blanc n’émergent que les verts des poireaux et des choux portugais, pas grand-chose de plus. Les choux de son pays, visibles de loin, toute l’année, par tous les temps. Ils ont changé le paysage des jardins, ces légumes venus avec eux, encore plus discrètement qu’eux, de simples graines. Puis ils ont ajouté aux jardins de la verticalité, de la hauteur, comme eux sur les chantiers. Construire, moderniser, relier les villes, leur ajouter des couronnes -moins brillantes que celles des dentistes-, transformer les centres. Dehors toute l’année ou presque -des saisonniers-, par tous les temps, comme les choux en somme, sauf qu’on ne les voit pas, eux. Pourtant le jaune et le orange sont plus visibles que le vert, alors pourquoi sont-ils invisibles ces hommes indispensables ? Ils doivent gêner ; c’est ce qu’il s’était dit une fois, lorsqu’un type qui passait voulait photographier la grue et lui avait fait signe de se tirer ; il avait obéi, machinalement, pourtant il était dans son bon droit, il travaillait ; c’était un jour de neige, comme aujourd’hui. Maintenant, il ne travaille plus, il attend, mais il ne sait pas bien quoi.

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Blanc comme janvier – VI

Dans ses souvenirs d’enfant, chaque jour avait une couleur. Pour les mois, il ne sait plus, sauf pour janvier ; ce mois avait la même couleur que le dimanche, blanc immaculé, blanc comme on se représente la neige lorsque l’on ne voit pas encore bien les gris et les bleus.

Dans ses couleurs des jours, il y avait beaucoup de blanc, passablement de vert et puis le gris. Le lundi était vert, mais vert comment ? ça se brouille dans sa tête. Le mardi, une sorte de blanc cassé, tirant sur le beurre, mais avec du gris. Le mercredi, un très beau gris foncé, proche de ce vieux chandail qu’il garde comme une relique. Jeudi comme mardi, mais avec plus de jaune, comme un beurre d’alpage au plus fort de l’été. Vendredi, un peu comme dimanche, mais avec du gris et du jaune, en fait ça ressemble à jeudi mais avec quelque chose en moins, c’est ça, jeudi moins quelque chose. Samedi était vert, mais un autre vert que celui du lundi.

Un jour, dans un musée de la ville vers laquelle il se dirige, il a retrouvé ce vert ; un crayon dans la boutique du musée. Il n’a pas osé voler ce crayon, il l’a juste emprunté pour colorier une parcelle de son carnet.

C’est le blanc qui l’a fait repartir, il en est sûr, mais il sait qu’en chemin il va croiser d’autres couleurs, d’autres nuances. Il espère remettre de l’ordre dans les couleurs de son enfance, les retrouver avec exactitude, les comprendre et peut-être aussi, qui sait, les dompter de sa main maladroite.

Marcher et penser, c’est la même chose, disait un auteur du Vieux Pays. C’est aussi ce poète qui le remet en chemin, qui l’attire vers les cimes.

Il ralentit le pas, penser, mais pas trop vite.

Oeil qui marche

Plus que 365 jours… (5/365)

Blanc comme janvier – V

Ça commence comme une petite musique de nuit.

D’abord des poussières blanches qui volètent, pas assez grosses pour piquer le visage, ensuite des grains de sel qui criblent la laine foncée, contrastant avec les points noirs de la peau mal rasée. Un chef invisible augmente la cadence, fait entrer les notes par salves ; ça prend corps, ça remplit l’espace, ça éclate. A travers la multitude des fragments clairs une autre lueur se faufile, enfle puis illumine tout : les flocons dansent de plus belle pour saluer l’entrée du jour.

Premier jour de marche, premier jour de fête. En partant vers l’ouest il l’avait secrètement espérée, mais maintenant qu’il fait corps avec elle, il a de la peine à y croire ; il lui demande de le mordre, pour confirmer. Il monte à la rencontre de celle qui descend. Ce soir il bivouaquera sur la première crête, avant de parcourir les suivantes jusqu’à la ville ronde. De là il remontera le fil qui mène aux véritables montagnes, celles auxquelles il se sent encordé depuis l’enfance.

Oeil qui marche

Plus que 365 jours… (4/365)

Blanc comme janvier – IV

En ouvrant les volets elle s’était dit que la neige n’était pas loin. Scrutant la nuit elle ne vit pas le moindre flocon mais frissonna, ayant l’impression qu’elle n’était pas la seule à vouloir percer la pénombre.

Maintenant bien au chaud, elle attendait le jour en se réjouissant de la possible arrivée anticipée du blanc.

La neige ne vint que lorsqu’elle lisait dans la cuisine. Dos à la fenêtre elle sentit comme une caresse fraîche, les flocons venant s’écraser contre la vitre soufflés par le vent. Elle se leva. Debout face à la neige, elle pensa qu’il avait sans doute rencontré le blanc avant elle, car il aimait partir vers l’ouest, d’où viennent les précipitations.

Elle s’habille, remet une bûche dans le fourneau et va couper quelques poireaux blanchis dans le jardin.

Oeil qui marche

Plus que 365 jours… (3/365)

Blanc comme janvier – III

L’air se fait souvent messager de l’averse, diffusant à la ronde le moindre son.

Le tintement familier du grelot le fait lever presque d’un bond du fauteuil dans lequel il dialoguait avec l’insomnie. Par la fenêtre, orientée est, il voit la silhouette qui ferme le portail avec précautions, disparaît un instant derrière un arbre clair avant de filer en direction de la forêt. C’est bien lui, se dit-il, il repart, une nouvelle quête sans doute, ça le prend régulièrement; il disparaît plusieurs mois puis réapparaît sans crier gare, comme changé. Elle aussi semble changée lorsqu’il revient.

Curieux ce couple qui habite le quartier depuis des années, comme lui. Pourtant ils ne se connaissent que de vue, se saluent d’un geste ou d’un mot, jamais plus. Et si cette fois il osait, aller vers elle quand il n’est pas là, juste parler? Il aime la voir dehors, s’occuper du jardin, lire, observer, puis passer du temps avec son carnet.

Elle ouvre les volets, tout doucement. C’est décidé, il va lui parler.

Oeil qui marche